Afin de comprendre l’évolution de la représentation des femmes dans la photographie, Kering a commandé une étude quantitative et qualitative, en France et dans le monde. Un travail de fond réalisé ces derniers mois dont nous vous livrons les chiffres en avant-première. Hélène Orain, cheffe de service, adjointe au directeur général de la création artistique au ministère de la Culture, analyse pour nous cette étude sans concession. Cet article est à retrouver dans notre dernier-hors série, dédié à Babette Mangolte.
Les résultats de l’étude de Kering sur la représentation des femmes dans la photographie sont réjouissants et déprimants à la fois. D’un côté, de réels progrès très encourageants. De l’autre, des résistances tout à fait sérieuses et une réalité persistante: la précarité des femmes photographes et les stéréotypes auxquels elles sont confrontées. Cette ambivalence est précisément ce qui rend cette synthèse si précieuse. Car la littérature grise publiée ces dernières années valorise l’action positive des institutions et des festivals, mais n’évoque que la moitié pleine du verre… La précarité reste très présente. Sans surprise, les revenus des femmes photographes sont inférieurs de 40 % à ceux de leurs collègues masculins. Pour mémoire, cet écart dans la population active n’est que de 12 % à compétences égales. C’est dire s’il reste du chemin à parcourir. Il va sans dire également que les femmes occupent plus rarement des fonctions d’encadrement et de direction même si, dans ce domaine, des progrès importants ont été réalisés.
Lucinda Childs © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
Plafond de verre
L’étude de Kering apporte surtout une information nouvelle et cruciale dans le paysage des données genrées : celle des différences de perception des obstacles qui freinent l’égalité. On découvre ainsi que, sauf en ce qui concerne l’effet délétère du comportement sexiste sur les femmes, leurs collègues masculins sous-estiment systématiquement et très substantiellement les obstacles qui pèsent sur la carrière des femmes photographes. Par exemple, plus des deux tiers des femmes photographes sont conscientes que la faiblesse de leur exposition médiatique ou l’absence de parité dans les jurys de sélection a des conséquences sur la visibilité de leur travail dans les prix, les festivals ou les entrées en collections publiques ; alors qu’une majorité d’hommes ne pense pas que ces phénomènes puissent être des freins. De même, la plupart des photographes masculins n’identifient pas l’influence de la possession et de l’entretien d’un réseau professionnel sur la carrière. Tout se passe comme si la sociabilité des professionnels était naturelle pour les hommes alors que les femmes, « naturellement » réservées, seraient en proie au doute et à la crainte de ne pas être au niveau. Voilà pourquoi une majorité de femmes photographes a déjà renoncé à accepter une commande ou une résidence pour s’occuper des enfants, alors qu’un tout petit quart des hommes a été confronté à ces choix cornéliens…
Richard Foreman © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
Ces constats confirment une fois de plus ce que les féministes répètent depuis longtemps : à force de se heurter au plafond de verre, à l’entre-soi masculin, à l’extrême précarité des revenus et toutes sortes d’obstacles, les femmes intériorisent leur infériorité et finissent par abandonner. Comme si rien, jamais, ne devait changer, tout concourt à ce que, tout au bout de la chaîne des injustices, se trouvent les femmes et, qu’il s’agisse d’égalité salariale ou du marché de l’art, même le plus ostracisé des hommes photographes le sera toujours moins que sa compagne. Quand on pense à l’énergie que l’ensemble des acteurs culturels a dépensée ces dernières années pour faire changer les choses, ce résultat a un goût amer. Amer et désespérant… Alors que faire ?
Reprenant des idées formulées par l’association Les Filles de la photo ou certaines des treize actions du ministère de la Culture issues du rapport de Laurence Franceschini, l’étude de Kering montre que mieux promouvoir le travail des artistes femmes, organiser du mentorat, créer une bourse de l’égalité, conforter les initiatives existantes et les associations, encourager le Cnap à acquérir plus d’œuvres de photographes femmes, etc. seraient autant de manière de faire changer les choses. Oui bien sûr ! Trois fois oui ! Tout ce qui peut amoindrir la précarité et renforcer la visibilité de ces artistes doit être soutenu par tous les moyens et au plus haut niveau. Mais disons-le cependant, à cause de la prééminence des stéréotypes genrés, il est impératif que le monde culturel s’attaque aux représentations elles-mêmes ; car, dans un monde dominé par l’image et où tout va très vite, ce sont les photos et les vidéos plus que les textes qui contribuent à diffuser et à reproduire à l’infini la domination masculine. Le secteur photographique, de ce point de vue, a une responsabilité et un rôle essentiel à jouer.
Silvia Palacios © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
Un vivier important
Pour le comprendre, il faut se souvenir des deux significations de la représentation des femmes. Dans la première, on considère la place des artistes femmes dans la programmation des lieux et des festivals ainsi que dans les collections. La photographie étant, depuis toujours, une discipline plus accessible que d’autres esthétiques, des femmes y ont très tôt trouvé une place comme l’a montré l’ouvrage de Luce Lebart et Marie Robert Une histoire mondiale des femmes photo- graphes (éd. Textuel, 2020). Encore aujourd’hui, le vivier est très important puisque la majorité des étudiants qui suivent les cursus photo des écoles d’art sont des étudiantes – près des deux tiers. Pourtant, quelques années plus tard, elles ne représentent plus que 35 % des photographes. Comment comprendre leur quasi-disparition de l’histoire de la photo- graphie ? On a longtemps avancé des explications parfaite- ment sexistes : les femmes étaient, paraît-il, moins douées pour l’avant-garde ou l’abstraction, elles concentraient leur œuvre sur des thèmes secondaires comme le portrait, ou des « petites choses de la vie quotidienne » : des objets, des saynètes intimes et familiales.
Évidemment, elles ont photographié les familles et la banalité du quotidien, comme quand Madeleine de Sinéty photographiait dans les années 1970 et 1980 la vie paysanne en train de disparaître à Poilley, petit village à 60 kilomètres de Rennes. Pourtant, on trouve des femmes sur tous les terrains masculins par excellence : la guerre (voir l’exposition Femmes photographes de guerre au Musée de la Libération de Paris jusqu’au 31 décembre) ; les révolutions (Dickey Chapelle photographiant les castristes à Cuba), le pouvoir (Hou Bo, la plus célèbre photographe de Chine et portraitiste officielle du président Mao), les manifestations (Janine Niepce pour ses images couleur de l’occupation de la Sorbonne en mai 1968)… On pourrait multiplier les exemples. Si les femmes font à ce point tout ce que font leurs homologues masculins, comment comprendre leur invisibilisation ? D’abord parce qu’on ne trouve que ce que l’on cherche. Autrement dit, si l’on veut améliorer la représentation des femmes dans la photographie, il faut qu’existe la volonté de montrer le travail des femmes photographes. C’est bien le cas aujourd’hui, notamment en France. On ne peut que s’en réjouir. Mais cela ne suffit pas.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier hors-série, disponible ici.
Trisha Brown © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
à g. Simone Forti, à d. Yvonne Rainer © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
Richard Foreman © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved
Image d’ouverture : Richard Foreman © 2022 Babette Mangolte, all rights of reproduction reserved