Photographe californienne, Elizabeth Hibbard réalise une introspection de son enfance, sa vie actuelle, mais surtout, de la relation entretenue avec sa mère. Bien plus qu’un simple travail photographique, la série Swallow the Tail s’affiche comme un véritable tremplin de développement personnel pour l’artiste. Un article à découvrir dans Fisheye #57.
« Les familles sont le lieu initial d’apprentissage des rôles sociaux qui nous sont assignés, de nos corps, de notre perméabilité, et il y a inévitablement des blessures en jeu, car personne ne sort indemne de l‘enfance », affirme Elizabeth Hibbard. À l’instar de la sociologie déterministe de Pierre Bourdieu – définissant nos actions comme étant largement influencées par l’héritage de notre cercle familial –, le travail de la photographe californienne s’intéresse en partie à l’incidence des rapports familiaux, et plus précisément de la relation mère-fille dans le développement personnel et identitaire. Après avoir suivi des études de cinéma, Elizabeth Hibbard s’est finalement tournée vers la photographie, vantant son immédiateté et sa capacité à la rattacher au concret. Pour l’une de ses premières séries, Swallow the Tail, elle a choisi d’examiner en profondeur son identité via les différents rapports entretenus avec sa mère lorsqu’elles habitaient ensemble. « Mon travail avec elle a été un lieu de reconstitution, de fantaisie, de jeu avec ce qui avait toujours été considéré comme indicible. Aujourd’hui, j’ai pris suffisamment de recul pour pouvoir examiner tout cela avec plus de clarté. J’ai enfin pris conscience de la séparation qui s’était opérée lors de mon départ du foyer familial pour réfléchir au phénomène de fusion avec ma mère. Cette série et celles qui ont suivi sont reliées dans ce qu’elles catalysent de mes pensées, de mes traumatismes, et dans ce qu’elles témoignent de mes itérations du “moi”. » Le retardateur enclenché, Elizabeth Hibbard et sa mère se retrouvent, disloquent les rôles sacro-saints de la parentalité et se reconnaissent dans la manière de poser, d’habiter l’espace et de regarder l’objectif. La mère revisite une jeunesse qui lui paraissait disparue, et sa fille la guide à travers des conseils, des instructions dans la mise en scène. Une manière symbolique de reprendre le contrôle sur des éléments qui lui échappaient jusqu’alors.
Vient ensuite la nudité crue comme moyen d’exposer les non-dits et de revenir à l’essence même des choses et du vécu. « J’ai grandi avec des limites très lâches à la maison, donc lorsque j’ai déménagé et que j’ai commencé à vivre avec d’autres personnes en dehors de la structure familiale, la nudité est devenue taboue. Quand je repense à mon enfance, le nu me semble être une représentation visuelle plus appropriée que le reste. Il n’a rien d’intrinsèquement érotique. » Tentant de percer à jour l’énigme du lien originel – celui que la conscience a tenté maintes fois de refouler, mais qui hante encore la mémoire des corps et a fortiori de la sexualité –, Elizabeth Hibbard file la métaphore de tout ce qui la relie à sa mère. Elle revient ainsi aux prémices, au cordon ombilical qui la rattacherait éternellement à l’utérus maternel. Entre les deux, un espace sacré, à l’abri des incidences humaines. Néanmoins, réside dans l’ensemble un dégoût étrange, quelque chose qui rebute, qui arrache les peaux et qui tenterait presque de renaître, en dehors de tout et de la mère surtout. « L’attirance pour les viscères représente tout ce qui a été réprimé ou mis de côté. Je suis très inspirée par l’idée d’abjection évoquée par la psychanalyste Julia Kristeva dans son essai Powers of Horror. Le fait qu’il existe un mot pour décrire ce qui est visuellement non métabolisable me fascine. C’est pourquoi j’imagine mon corps comme une sorte de décharge de ces sentiments bannis ou inconnaissables. Le 8e art me permet d’exorciser, ne serait-ce que temporairement, les impulsions du subconscient », explique-t-elle. Qualifiés par le photographe et plasticien américain James Welling de « photos de pompes funèbres », les autoportraits d’Elizabeth Hibbard caractériseraient en réalité les étapes d’un passage à l’âge adulte doublement violent et bénéfique. « Le processus de deuil dans mes premières œuvres a fait de la place à l’intérieur de moi-même et de mon corps pour accueillir le nouveau, le présent. Par ce processus, j’ai laissé de l’espace pour la joie », conclut-elle.
Retrouvez cet article dans le Fisheye #57.
© Elizabeth Hibbard