Etienne Pirat et Thomas Geffrier, nos coups de cœur #399, possèdent une obsession commune pour l’approche systématique des choses. L’un cartographie le paysage via ses bizarreries et ses détails vaporeux, quand l’autre capture autrui et son environnement dans leur authenticité. Une manière de se réapproprier un monde qui nous échappe continuellement.
Etienne Pirat
« Mon travail est un jeu de l’image contre l’image, construit d’indices et de strates. Tout existe d’une manière ou d’une autre, le monde est cartographié et essoré de significations. Alors je m’applique à essayer de faire du “jamais vu”, vainement. L’amas tonitruant de visuels me pousse à l’overdose, et mon besoin de tirer une production personnelle au milieu de tout ce qui existe déjà amène mon déclenchement à la rephotographie et à la réutilisation de ce qui est déjà présent »
, nous conte Etienne Pirat. Diplômé d’un Bachelor en Art option Photographie et Images animées, le jeune artiste construit un univers à la croisée des champs artistiques, où l’iconographie du préexistant devient l’outil premier de création. Dans sa série, Les Curiosités, il a effectué − à l’instar de Simon Vansteenwinckel dans son projet Wuhan Radiography − un travail préliminaire sur Google Street View pour sélectionner des scènes de vie figées. Après de longues pérégrinations virtuelles à travers les villes et les ruelles apatrides, il a fait des rephotographies d’écran de ces moments fugaces où se sont faufilées des bizarreries. « Ce qui me plaît dans Google Earth et dans son mode Street View, c’est le dispositif. Les images sont prises de manière systématique et systémique, ce qui me permet facilement de les détourner puisqu’elles appartiennent davantage à l’archivage qu’à la prise de vue. En me concentrant sur leurs nuances et leurs détails, je laisse alors des indices à celui qui prendra le temps de “regarder pour voir” », ajoute-t-il. Une silhouette fantomatique émanant d’un sol poreux, une table de restaurant esseulée dans l’attente d’un déjeuner… Faites d’anomalies lyriques, ses séries questionnent notre consommation outrancière de l’image et nous prouvent qu’à force de recevoir, on perd l’essence de ce qui est vu. Mais grâce à l’intervention d’Etienne Pirat et à sa permanence du regard sur l’instant présent, le « jamais vu » devient alors celui qu’on n’oubliera jamais.
© Etienne Pirat
Thomas Geffrier
« J’ai deux axes de travail : l’être et le paraître ainsi que les traces laissées derrière nous. Ces thématiques se sont imposées à moi en raison de ma peur de disparaître et du temps qui passe. Quand je regarde les autres, c’est moi que je regarde. Des questions surgissent alors : qu’est-ce qu’on choisit de montrer de soi ? Qu’est-ce qu’on cache, mais qui se voit quand même ? »
, affirme Thomas Geffrier. Installé dans le monde du 8e art depuis 2003, et fort de collaborations diverses avec des magazines et photographes de renom − comme David LaChapelle, Nadav Kander ou encore Peter Lindbergh −, l’auteur diffuse un style aux frontières des genres. Entre street photography, portraits humanistes et expérimentaux, Thomas Geffrier compte plus d’une trentaine de séries à son actif, retranscrivant tour à tour les contours de sa « propre réalité ». Ne faisant l’objet d’aucune postproduction, ses images révèlent les couleurs et les détails bruts des sujets photographiés, là où la nature des êtres ne peut qu’être dévoilée. À l’occasion des Rencontres d’Arles, il expose, en OFF du festival, sa série American Color − l’un de ses premiers travaux réalisé aux États-Unis, entre 2000 et 2005. Fruit de voyages successifs, ce projet représente une Amérique sous le regard d’un jeune photographe européen, où les passants, figés sous un même dispositif, posent simplement, tels qu’ils sont, au détour de coins de rue. Vingt-ans après, si son écriture a certes évolué, l’authenticité de son propos ne s’est pas altérée. « Depuis quelques années, je laisse de plus en plus de place à une photographie plasticienne, systématique et répétitive, qui traite de l’individu et ses interactions, entre rôle social et identité », ajoute-t-il. Aujourd’hui, assumant le « caractère subjectif des choix de [ses] modèles », il perpétue sa recherche liminaire d’un miroir de l’âme, niché dans le regard pur d’autrui.
© Thomas Geffrier
Image d’ouverture © Thomas Geffrier