Que signifie le care photographique ? Réponses en parcourant le dernier numéro de The Eyes. Dans cette édition, intitulée [After]care et pilotée par la photographe Laia Abril, plusieurs photographes questionnent les notions de trauma, vulnérabilité et responsabilité dans la création artistique.
« L’attention, la délicatesse, la conscience, la diligence, l’égard, le devoir, la prudence, le souci, la vulnérabilité ou encore la responsabilité ». C’est tout cela que désigne le care selon l’historienne de l’art, écrivaine et commissaire d’exposition Taous Dahmani. Un terme apparu en réponse à l’émergence de crises globales – économiques, sociales, politiques ou environnementales et à leurs terribles conséquences – pandémie, conflits… Et un terme finalement peu abordé dans le champ du 8e art, et faisant l’objet de la dernière édition de The Eye. Pour l’occasion, la rédaction en chef du numéro a été confiée à Laia Abril, une photographe espagnole connue pour ses projets traitant notamment de la culture du viol. À travers ses écrits et sa sélection de photographes, elle mène une réflexion pertinente sur ce concept qui, depuis toujours, fait partie intégrante de son travail. « Comment représenter la douleur de l’autre si nous ignorons la nôtre ? » s’interroge celle qui revient sur son passé de journaliste et ses années de thérapie. Comment montrer l’indicible ? Pourquoi les artistes ne définissent-ils pas de protocole de care ? De quelle manière concilier vulnérabilité et responsabilité dans la création artistique ? Et prendre soin de nous quand personne ne prend soin du monde ? La revue interroge les rôles et les consciences des artistes et des lecteurs dans le processus de fabrication des images. Car le care photographique relèvent de la sphère privée comme de la sphère publique. En témoignent les différents projets présentés ici. « Le care est avant tout une défense face aux violences collectives et personnelles – nommons parmi d’autres, le capitalisme, le colonialisme, le racisme ou le sexisme – et renverse les rapports de domination qui façonnent nos sociétés » précise Taous Dahmani.
© à g.Aida Silvestri et à d. Ana Vallejo
Faire parler les cicatrices
Dépendances affectives et physiques, violences sexuelles, guerres coloniales… Comment se soucier de soi et de l’autre quand on n’a pas appris ? C’est grâce au 8e art que Margo Ovcharenko a pu explorer son corps et sa sexualité. Dans Country of women, elle nous plonge en Europe de l’Est, dans l’intimité de femmes queer. Là, les corps se mélangent et se fondent dans un espace où il devient possible de se relier les un·es aux autres. L’artiste élabore ainsi une mémoire visuelle. Dans Unsteril clinic, Aida Silvestri prend soin de celles qui ont subi des mutilations génitales – l’OMS estime que plus de 200 millions de jeunes filles et femmes, toujours en vie, ont été victimes de ces faits. Ses portraits-silhouettes font parler les cicatrices. Prendre soin, c’est travailler « avec » plutôt que « sur » et c’est construire un espace de représentation où il est possible de raconter son histoire. Jérémie Danon, dans sa série Plein air, collabore avec d’anciens détenus en réinsertion. « Où aimerais-tu être maintenant ? » En guise de réponse, les modèles partagent leur vision du refuge.
Robert Andy Coombs livre quant à lui un message provocateur au corps médical, « incapable d’envisager ou de se représenter la sexualité d’un queer semi-paralysé ». Dans Cripfag, il documente son quotidien et politise le soin et la jouissance qui sont au cœur de son intimité. « Avec un handicap comme le mien, li faut beaucoup de soins au quotidien, et plus particulièrement pour le sexe (…). Et surtout, j’ai besoin d’aide après l’acte sexuel, pour me laver, m’habiller et me remettre dans mon fauteuil roulant », explique l’auteur des images tendres et frontales. Mais comment trouver la juste distance dans cette alchimie convoquant un donneur et un receveur de soin ? « Si on envisage la création artistique comme un cadeau pour les autres, cela ne doit pas porter le poids de leurs attentes. En dépouillant le geste artistique de tout sentiment d’égo, en le mettant au service d’un propos plus profond, on gagne en sécurité », confie Ana Vallejo. Dans Neuromantic, l’auteure livre un puissant témoignage sur les traumatismes endurés – histoires de violence et de dépendance. « Le projet de Max Pinckers s’appuie sur une notion plus collective de l’(after)care en tant que responsabilité collective », commente Laïa Abril. Dans Unhistories, le photographe reconstitue des scènes traumatiques et propose de revisualiser la lutte pour l’indépendance du point de vue personnel de celles et ceux qui ont survécu à la violence coloniale. Carmen Winant, Joana Choumali, ou encore Camille Gharbi…Ce nouveau numéro de The Eyes est un lieu de réflexion, de parole, et de partage où interviennent des artistes engagé·es et talentueux·ses. Autant de prises de position à découvrir et redécouvrir…
[After]care, The Eyes, 25 €, 224p.
© Laia Abril
© à g. Joana Choumali et à d. Masina & Gal
© à g. Hayley Millar Baker et à d.Hoda Afshar
© à g. Margo Ovcharenko et à d. Robert Andy Coombs
© Jérémie Danon
Image d’ouverture : © Jérémie Danon