Et vous, quelle est votre définition de la famille ?

02 décembre 2022   •  
Écrit par Anaïs Viand
Et vous, quelle est votre définition de la famille ?

Treize photographes de l’agence Magnum livrent leur vision de la famille dans le beau livre né de la collaboration avec la marque parisienne de prêt-à-porter AMI, Family. Plongées dans les histoires et intimités de celles et ceux qui capturent la vie.

La famille, la famille. Elle a beau se déchirer, elle n’est pas que défaite. On ne la choisit pas, et pourtant, elle nous reste à vie. Foyer plus ou moins protecteur, elle génère des rires, et des pleurs, des discussions enflammées et des frustrations profondes. L’amour mène au conflit, et les non-dits relèvent d’un grand mystère. Un groupe fait d’individus. « Comment concilier le don de soi et les aspirations individuelles ? », s’interroge l’autrice Leïla Slimani dans la préface de l’ouvrage Family, avant de poursuivre sa réflexion : « Parfois, je me dis qu’une famille est comme un pays. Elle a son propre langage (…) Chaque famille a ses mythes fondateurs, ses épisodes honteux, ses faits de gloire. Elle a des frontières et une capitale. C’est un pays avec ses héros, ses invisibles, ses privilégiés et ses exclus ». Dans le beau livre né de la collaboration entre l’agence Magnum et la marque parisienne de prêt-à-porter AMI, les définitions de la famille fusent, car s’il est un thème qui ne pourra jamais être épuisé, c’est bien celui-ci. Treize photographes de Magnum ont reçu carte blanche pour ce projet d’envergure. Présenté sous la forme d’une exposition durant la Fashion week en septembre dernier, à Paris, et voué à voyager à Shanghai et Kyoto en 2023, Family se décline en un très beau livre, publié aux éditions Flammarion.

© Alessandra Sanguinetti / Magnum

© Alessandra Sanguinetti / Magnum

Ne suis-je qu’une réaction à ce que tu es ?

La puissance d’un lien père-fille, le tendre quotidien d’une famille à la ferme, les traditions ancestrales ou encore la fabrication de souvenirs, il existe bien des façons de témoigner de ce que pourrait être la « famille », entité complexe, mais ô combien inspirante. Que faire quand le sang doit être payé par le sang ? En Albanie, certaines femmes choisissent de changer de genre. Alex Majoli nous emporte dans certaines régions du nord, là où est encore appliqué le Kanun (codes de droit coutumier), où les querelles de sang se transmettent de génération en génération. Scène of Kanun raconte la transition de femmes devenues homme pour éviter le mariage arrangé, et ne pas être reléguées au statut de citoyens de seconde zone. Drande, Diana, Bedrie ont fait vœu de chasteté et ont juré de servir leur famille comme un homme.

Les poignants portraits d’Alex Majoli révèlent un équilibre précaire entre liberté et sacrifice – une notion inhérente au métier de photographe. Sur le front, à des milliers de kilomètres du foyer, celles et ceux qui capturent le monde présentent souvent des modèles familiaux atypiques. Si Alec Soth choisit de photographier un périple père-fille − il documente dans Take Your Daughter to the Road la transmission de son vieux 35mm − Antoine d’Agata partage quant à lui des courriels intimes et violents avec une de ses filles, Diana. « J’ai le sentiment de ne pas exister./ Ne suis-je pas une personne à tes yeux ? / Tu es fidèle à ce que tu crois. / Honnête sur le fait de ne pas l’être, / lucide sur ton incapacité à vivre ? / Je ne veux plus te ressembler. / Ne suis-je qu’une réaction à ce que tu es ? / Ne fait-on que mentir ? / Tu vis ton propre mythe dans toute sa violence ». Mars 2022, l’un est à Kharkiv, tandis que l’autre est restée à Paris. Des tirades enflammées s’enchainent. Quid de la complicité paternelle ? À qui en vouloir : au père absent ou à l’absurdité de notre monde moderne ? Les images de d’Agata, pleines de douceur, contrastent avec son travail habituellement sombre.

© Bieke Depoorter / Magnum

© Bieke Depoorter / Magnum

L’image et le bébé entrent dans le monde ensemble

Lumière sur Bieke Depoorter. « Je ne photographie pas souvent les personnes qui me sont vraiment proches. J’ai honte de sortir mon appareil photo. Par peur de tuer l’instant, j’imagine », confie la photographe belge. Alors, en 2017, 2019 et 2021, lorsque son neveu et ses deux nièces ont pointé leur nez, elle a préféré photographier la mer. Un rituel précieux, et ce, pas uniquement pour elle : « Je voulais que Marius puisse revoir cette nuit – la plus importante de sa vie – lorsqu’il serait plus âgé. Lui donner accès à un souvenir qu’il n’aurait jamais ». Quant à Anénome, la fille de sa sœur, elle aura immortalisé des vagues de sa première respiration. « Je veux que l’image et le bébé entrent dans le monde ensemble, comme des jumelles », explique celle qui ne cesse de questionner la complexité du médium. Dans For, Bieke Depoorter immortalise la vie avec distance et pudeur. Elle développe ici une réelle réflexion sur l’apparition et le rôle du souvenir dans la construction de nos vies et des liens interpersonnels. « Je me demande si l’acte de photographier quelque chose ne l’incruste pas dans notre esprit – comme une sorte d’exercice sensoriel qui densifierait un souvenir ».

Et comment donc raviver, ou du moins cultiver le souvenir ? Comment faire durer l’image de l’être aimé disparu ? Comment traquer cette poussière d’étoiles qui relie deux mondes ? Dans The Skin of My Land, Yael Martinez ouvre les portes d’un monde magique, où le rituel et l’éternité ne font qu’un. Nanna Heitmann joue aussi avec les frontières. Elle imagine, dans The Clown : A short Story, l’histoire d’amour d’un clown solitaire. Cristina de Middel développe aussi une œuvre proche de la fiction. Dans Endogamia, elle questionne le statut social : « ils vivent sous le même toit et passent la journée à se regarder, côte à côte ou depuis des murs opposés, sans doute en réfléchissant à la raison pour laquelle, l’un est le maître et l’autre est le serviteur, tandis que la lumière frappe sans distinction leurs vêtements de velours ». Dans les galeries nationales, les portraits sont présentés par famille, selon les rangs. Ici, elle les superpose et s’appuie sur des études de phrénologie (étude du caractère d’un individu, d’après la forme de son crâne, NDLR) pour relancer la discussion : nos visages et apparences pourraient-ils vraiment révéler qui nous sommes ? Balade ensuite dans les rues de Brooklyn, avec Bruce Gilden, au sein d’une famille élargie de motards, rencontrée un jour de manifestation pour Georges Floyd. « Il existe de nombreuses voix et des travaux qui peuvent sembler très différents les uns des autres. Nous nous comprenons, à bien des égards, et nous nous soucions les uns des autres. Dans une famille, les émotions déterminent la manière dont chacun voit le monde, dont on en parle… et dans le cas des photographes, la façon dont ils le documentent », souligne la présidente de l’agence, Olivia Arthur.

 

Family, éditions Flammarion, 196 p, 59 €

© Nanna Heitmann / Magnum© Antoine d'Agata / Magnum

© à g. Nanna Heitmann et à d. Antoine d’Agata / Magnum

© Alex Majoli / Magnum

© Alex Majoli / Magnum

© Bruce Gilden / Magnum

© Bruce Gilden / Magnum

© Cristina de Middel / Magnum© Alec Soth / Magnum

© à g. Cristina de Middel et à d. Alec Soth / Magnum

Image d’ouverture © Alex Majoli / Magnum

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