Dans le premier opus FLUX, sous-titré « Renaissance », le photographe Erwan Frotin nous partage le fruit de ses voyages et recherches. Un shot coloré et spirituel qui interroge nos liens à la nature, comme au grand tout. Entretien avec cet amoureux de la vie.
Fisheye : Poète visuel, photographe-chamane… Qui es-tu Erwan ?
Erwan Frotin : Je suis un être solitaire et curieux, qui est resté partiellement enfant et/ou qui vient probablement d’une autre planète. J’essaye de découvrir la Terre et ses habitants en allant à leur rencontre. Je tente de partager des images de ces instants avec ma propre sensibilité et ma façon authentique, en évitant autant que possible de faire appel à des définitions communément admises par mes congénères humains.
Et cet objet… S’agit-il d’un cabinet de curiosités, ou bien d’une méditation ? Que renferme-t-il ?
Projet débuté il y a 12 ans, FLUX est une ode photographique au vivant et à ses transformations multiples. À l’intersection du carnet de voyage, de l’étude de la nature, et d’une exploration spirituelle, FLUX présente un inventaire des possibles. Cet ouvrage propose, à travers la combinaison de différents sujets, ma vision d’un monde fluide et interconnecté.
D’où t’est venu ce besoin de composer un tel flux d’images ?
À l’origine, c’est un besoin profond et instinctif d’aller chercher la source de ce que signifie pour moi LA VIE.
Et dans cette quête, deux films t’ont particulièrement marqué…
Avatar est pour moi une réactivation d’un premier déclencheur fondamental dans ma vie : le film d’animation Fantasia, de Walt Disney, avec lequel il partage certaines caractéristiques esthétiques et philosophiques.
Fantasia est le premier film que j’ai vu au cinéma, étant enfant. L’utilisation des couleurs, le rapport à la nature, une grande liberté dans l’utilisation croisée de mythologies diverses et de théories scientifiques, une narration en fusion avec des œuvres musicales majeures, forment un ensemble hors du commun qui m’a profondément marqué et dont je ne me défais pas. C’est une œuvre que je trouve très riche parce qu’ambigüe et ouverte à quantités d’interprétations ; et dont la portée, curieusement discrète, peut pourtant se mesurer sur des décennies. Ce film est suffisamment complexe et intrigant pour ne pas avoir fait l’unanimité des critiques.
C’est un ovni cinématographique, à la fois ambitieux et mystérieux. Tout mon travail peut être vu comme une longue exploration photographique qui consiste à reconnaître dans la réalité des signes qui peuvent exprimer l’essence de ce dessin animé : l’idée d’un monde onirique, sans limites, où tout devient possible… Et qui pose beaucoup de questions, plutôt que de donner des réponses.
Que raconte FLUX ?
FLUX décrit, de façon simple, l’intuition que j’ai d’un courant universel, d’une force de vie, présent en chaque être, en chaque lieu. Il est une invitation à reconnaître cette énergie omniprésente, parfois invisible à l’esprit ordinaire, une invitation à lâcher prise sur le connu et à faire confiance à des puissances qui nous dépassent et nous mènent vers notre meilleure destinée au sein du grand tout.
La structure de ce volume est composée de rythmes s’apparentant davantage à ceux d’une œuvre musicale. Concrètement, il consiste en un assemblage de séries d’images, élaborées chacune sur une durée différente, dans divers endroits du monde. Des perroquets d’Amérique latine, d’Afrique du Sud, d’Australasie, pour la plupart en danger d’extinction et soignés par quelques personnes attentives. Des nuages et des vapeurs volcaniques photographiés dans différentes contrées, notamment sur des rivages panaméricains où ont abordé les premiers colons européens. Des arrangements de fleurs tropicales originaires de part et d’autre du Pacifique, à l’aspect peu connu en Occident. Des portraits d’humains aux genres fluides, au corps peint de couleurs fortes, posant frontalement, yeux dans l’objectif. Des portraits d’icebergs fondants photographiés en Antarctique, près de la station Vernadsky, où en ce moment même des scientifiques ukrainiens sont bloqués, faute de pouvoir revenir dans leur pays à cause de la guerre. Des perles originaires de plusieurs mers, macro-photographiées et révélant les détails de leur nacre. Des os de divers animaux marins, découverts sur des plages au bout du monde.
Pour moi, énoncer ces sujets n’est pas du tout une fin en soi. Ma position n’est pas celle d’un photographe qui documenterait la réalité. Je préfère établir une connexion plus large et métaphysique, mystique, entre soi et l’Autre, avec l’attention et la vulnérabilité que cela nécessite.
Un mot quant à la couverture ?
Ce dessin, qui a été fait sur mesure pour FLUX, évoque l’axe autour duquel mon projet se développe : le mystère de la vie. La figure est inspirée de l’oiseau mythique Simurgh. Selon d’anciennes légendes perses, cet oiseau a vécu si longtemps qu’il possède la connaissance de tous les temps. Ayant assisté – et survécu – à de nombreuses destructions du monde, le Simurgh est un symbole de vie, transcendant le temps. Tout comme le Phénix.
Les deux oiseaux sont ici présentés en chiasme. Leurs yeux divergent, tandis que leurs corps ailés se rejoignent en un point central. Ils évoquent les spires d’un chromosome, à partir duquel se développe toute forme de vie. Ces deux oiseaux, parents et/ou jumeaux, enserrent un œuf. Lien physique entre leurs corps, cet œuf représente aussi leur origine et leur avenir. Lieu de gestation et de métamorphose, il concentre en lui l’unité et le potentiel de toute la création.
« Tout ce qui était, tout ce qui est, tout ce qui sera. »
Plutarque
FLUX, c’est un cycle. Que dit cet ouvrage de ton processus de création ?
Cet ouvrage est à la fois un nouveau-né et un vieillard mourant… Aux bords d’une transition, dans tous les cas.
Il est le premier ouvrage publié du cycle, et pourtant, paradoxalement, il représente un stade final, une destination. D’où sa thématique céleste, transcendante : un ciel où l’âme arriverait après la mort du corps physique, ou un ciel d’où l’âme redescendrait sur terre pour se réincarner, se réinventer, renaître.
Cela traduit un stade auquel je pense être arrivé dans mon exploration, assez mûri pour en publier un premier état des lieux, aujourd’hui en 2022. Et ensuite, le cycle se développera en cherchant à remonter pas à pas vers une origine, personnelle et universelle : de la vie, de la création, de l’âme…
FLUX, c’est aussi une réflexion sur la nature, ton rapport à elle, en tant qu’homme et artiste… « Documenter la nature », en quoi est-ce/était-ce un défi pour toi ?
Cette aventure a commencé vers 2010. J’ai ressenti une très forte fragmentation en moi, après plusieurs années de vie à Paris, une détresse intérieure. Enfant et adolescent, j’ai grandi successivement dans le sud de la France puis en Suisse – près de la mer et de la montagne. Cela me manquait, comme un paradis deux fois perdu.
Je souhaitais retrouver la nature avec l’innocence, la joie et la curiosité d’un enfant. Et documenter cette expérience avec mon expertise de photographe adulte, pour pouvoir ensuite la partager et inspirer un public. J’avais envie de faire cela de la façon la plus ouverte possible, pour aller vers de nouvelles contrées, de nouvelles rencontres, et de nouveaux ressentis. Le défi principal était que ma collecte ne reflète pas une classification taxonomique, qui ne ferait que satisfaire une soif de connaissance, très répandue chez les humains, mais qui selon moi n’est qu’une jouissance très limitée. Je voulais rencontrer des êtres et des lieux sans aucune préconception. L’autre défi était de me mettre juste assez de limites pour que ce projet puisse entrer dans un système de production et d’édition à la fois très large et maîtrisable au long terme.
Plus que la nature, tu es fasciné par ses transformations, pourquoi ?
Étymologiquement, nature signifie « naissance ». Une transformation est un passage d’un état à un autre… Une renaissance. Nature et transformation sont donc des synonymes, en quelque sorte. La nature est pour moi le spectacle infini et incessant des manifestations de la matière et de la vie, dans leurs divers états d’apparition, de changement, de disparition. Ce spectacle nous inclut tous : humains, animaux, végétaux, minéraux… C’est une totalité, à la fois spatiale et temporelle. Et c’est en m’intéressant à elle que je parviens à me rapprocher le plus de mon âme, et à expérimenter mon être entier, dans toutes ses dimensions.
FLUX, c’est aussi une prise de position, un engament concernant les identités multiples. Peux-tu développer ce point ?
Un dégradé de couleurs, comme celui utilisé dans le fonds de nombre de mes images, est un spectre composé d’une infinité de nuances… De quoi est-ce une métaphore ?
Dans le monde animal, les rôles sexuels, parentaux et sociaux d’un grand nombre d’espèces (surtout chez les poissons et les oiseaux) sont extrêmement variés et absolument pas binaires : il existe par exemple des hermaphrodismes séquentiels ou simultanés, des coïts où les deux animaux changent plusieurs fois de sexes, en harmonie, au cours de l’acte reproductif, etc. La nature est extrêmement créative ! Et le monde occidental, par une perte de contact avec le sacré, en cherchant à asservir la nature, semble avoir totalement anéanti (ou du moins, réprimé) en lui ces possibilités de rôles et d’identités multiples, depuis des siècles. Il est intéressant de noter que ces possibilités existent encore chez des sociétés traditionnelles, qui n’ont pas perdu ce contact fondamental avec leur environnement, avec leur âme profonde, avec leurs ancêtres, avec les liens magiques qui relient tous ces aspects.
Je crois que les « identités » – dans le sens humain du terme – peuvent se redévelopper en Occident selon ces mêmes principes évoqués, à la fois par une reconscientisation et par une libération instinctive. C’est la tendance qu’on voit apparaître depuis quelques années : les règles binaires, tranchées en noir/blanc, se pulvérisent petit à petit. Je ne dis pas que tout le monde doit changer de sexe ou d’orientation sexuelle, « juste pour voir » ! Je revendique le droit de chacun à être qui il veut – que cela s’applique à tout aspect de son être : son identité sexuelle, sa spiritualité, son apparence, sa pensée, son activité. Toutes celles-ci peuvent être à la fois multiples et respectueuses de l’âme de chacun. Mon travail est un joyeux encouragement à se réinventer constamment et à exprimer sa vérité, exactement comme notre âme le souhaite, pour le bien de tous… Et ceci, sans délai !
Tu es sensible aux énergies planétaires, au chamanisme. En quoi ces croyances ont-elles impacté ta photographie, ton processus de création, et plus largement ton rapport au monde ?
Pour moi ce ne sont pas simplement des croyances, mais des réalités. Il s’agit là de sensibilités à « l’envers » du monde visible, qui pour certaines m’ont été enseignées et, pour d’autres, se sont révélées à moi spontanément. Elles font à présent partie de moi.
Lorsque j’approche un sujet photographique par exemple, je n’ai pas une lecture uniquement émotionnelle ou cognitive de mon sujet, mais aussi un ressenti de nombreuses autres couches de causalité. Il en va de même avec ma propre personne, et avec le monde en général. J’ai conscience d’un faisceau d’influences diverses qui crée les circonstances, les change ou les arrête. Des liens qui relient chaque point de l’univers à tous les autres. Cela peut donner le tourni, ou bien paraître fascinant, mais c’est à double tranchant : cela me demande une grande responsabilité et de m’en remettre à l’inconnu avec foi, chaque jour davantage, en faisant confiance aux diverses énergies qui me poussent à me développer d’une façon inédite.
Tu as créé avec FLUX une expérience autotransformatrice. Peux-tu expliquer cela ?
FLUX s’est intégré à mon cheminement psychospirituel personnel. Il en fait partie ; il n’est ni au-dessous ni au-dessus. Au cours des douze dernières années, j’ai traversé de nombreuses phases de transformations au niveau personnel : émotionnel, physique, familial, relationnel, etc., et cela continue.
FLUX est un moyen de m’accompagner moi-même durant ces transformations ; un ancrage, au même titre qu’une pratique spirituelle, qui aide à traverser les vicissitudes de l’existence. Le fait de lier mon âme à celle de l’univers m’emmène progressivement vers des situations qui traduisent une dissolution de l’idée de « moi » et de « l’autre », un effacement de la notion « d’intérieur » et « d’extérieur ». Ces notions, ces opposés, sont pour moi des obstacles à la compréhension profonde de l’unité de l’univers. Plus ces obstacles disparaissent, plus l’équilibre se crée entre moi et l’univers ; mes santés émotionnelle et spirituelle deviennent meilleures.
Jusqu’à présent je n’avais pas présenté ce travail ; je pense que je n’étais pas prêt. Je ne me sentais peut-être pas assez mûr, pas assez solide pour l’assumer complètement. À présent, quelque chose a changé : le projet a créé sa propre temporalité, et a décidé lui-même de rendre manifeste.
Je suis ravi de le montrer et de partager mon expérience après de longues années d’attente et de recherche, un peu invisibles aux yeux de beaucoup…
C’est dans ce sens qu’il porte le sous-titre « Renaissance ».
À qui s’adresse cet ouvrage ? À celles et ceux qui doutent que le « monde soit encore beau et vrai » ?
Plutôt à celles et ceux qui partagent cette intuition avec moi… Le doute fermant souvent les yeux sur la beauté et les possibilités, je ne sais pas si les personnes qui y sont en proie percevront facilement mon intention. Si c’est le cas, j’en serais très heureux, cela m’encouragerait et m’inspirerait davantage.
FLUX est destiné aux personnes qui peuvent s’intéresser au processus d’un artiste dont l’approche est à l’intersection d’une réflexion personnelle au long terme sur sa propre nature et celle du monde, d’une esthétique dont la beauté transparente et multicolore est au service de sens profonds, d’une jouissance sensorielle assumée, d’une recherche de formes étonnantes ou inconnues – autant de tentatives pour éclairer l’âme du lecteur.
Avec ce projet protéiforme, tu brouilles les pistes. Aurais-tu atteint les limites du 8e art ?
Peut-être. Et peut-être que certains lecteurs ne sauront pas quoi penser en refermant le livre. Pour moi, ce serait bon signe ; je ne recherche pas qu’ils en pensent quelque chose de précis, de prédéfini. Au contraire. Je préfèrerais qu’ils arrivent d’abord à ressentir, quelque chose de neuf : quelque part sur l’échelle entre l’agréable et le désagréable, selon la sensibilité de chacun. Si j’arrive à chatouiller leur âme d’une façon ou d’une autre, j’en serais heureux. Je crois aussi que c’est un livre qui demandera plus qu’une seule lecture pour être apprécié.
Tu as d’ailleurs invité des auteurs à prendre la parole dans ce premier opus. Quel rapport au texte entretiens-tu ?
J’ai un grand respect et pour les auteurs et autrices de tous genres.
Pour moi l’écriture entretient avec la conscience une relation subtile d’un genre très différent que la vision/l’image ne le fait. La parole reconnaît d’abord des sentiments internes, puis les transcrits en mots vers l’extérieur, alors que l’œil perçoit dans le monde extérieur des formes qui révèlent des sentiments difficiles à transposer en mots. C’est pour cela que je les considère comme complémentaires. Ce sont là presque des processus inverses, et pourtant je ressens chacune de mes images comme un mot ; c’est intéressant, cela veut dire qu’un ensemble d’images peut devenir une poésie…
J’ai souhaité inviter des auteurs et actrices à participer à cette première publication pour créer une relation, un territoire « autre » qui entrerait en résonance avec mes images, et vice-versa.
Ces dernières années, j’ai beaucoup écrit de pensées personnelles, documentant mes univers psychique et créatif, mes voyages… Je sens que je suis voué à développer davantage ma propre écriture… Et, pourquoi pas, à en publier des extraits dans un prochain volume de FLUX.
D’ailleurs, que verra-t-on dans le prochain opus ?
Le prochain volume nous mènera un pas vers l’arrière… Soit : ce qu’il se passe AVANT la renaissance.
FLUX, Note note Éditions, 45 €, 92 p.
© Erwan Frotin