« In Guns We Trust » : immersion en plein champ de tirs

21 février 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
« In Guns We Trust » : immersion en plein champ de tirs

Stands de tirs grandeur nature, mise à disposition de la plus grande mitrailleuse au monde, feux d’artifice… Le Big Sandy Shooting Range, en Arizona, est un important festival d’armes à feu. Avec son ouvrage In Guns We trust, Jean-François Bouchard nous en ouvre les portes. Entretien.

Fisheye : Pourrais-tu te décrire en quelques mots ? Comment es-tu devenu photographe ?

Jean-François Bouchard : Je suis un photographe franco-canadien installé à New York. Mon intérêt pour la photographie a commencé alors que j’étais tout jeune. Ma mère m’a offert un livre d’Henri Cartier-Bresson et ce fut le début d’une passion pour les photographes de l’agence Magnum. Le photojournalisme a été mon premier intérêt photographique.

Quelles sont tes autres références ?

Je continue d’être fasciné par les grands photojournalistes. À cette passion de toujours s’est ajouté un intérêt marqué pour des photographes plus conceptuels qui créent des univers riches, comme Gregory Crewdson, Philip Lorca DiCorcia, Buck Ellison, Larry Sultan, Stanley Douglas, etc. Je pense que je travaille à l’intersection de ces deux univers.

Comment décrirais-tu ton écriture photographique ?

Je suis un documentariste conceptuel en quelque sorte. J’aime explorer des sujets de façon documentaire tout en me laissant la liberté de témoigner de mes perceptions et émotions face à ces mêmes sujets.

© Jean-Francois Bouchard

Comme beaucoup d’artistes, tu as pour habitude de travailler sur des communautés singulières, pourquoi ?

C’est vrai que je ne suis ni le premier ni le dernier photographe qui s’intéresse à ce type de sujet. Certes nos différences nous caractérisent, mais nos similarités encore plus. Pour moi, il est très émouvant de découvrir cette complexité. Mon travail se veut être une réflexion et souvent une célébration des différences qui nous unissent.

Que t’inspire le deuxième amendement de la constitution des États-Unis ?

Comme bien des gens dits « progressistes », j’avais un mal fou à comprendre la relation unique entre les Américains et les armes à feu. J’étais à la fois rebuté et intrigué par ce sujet. J’ai donc décidé de l’explorer par moi-même pour mieux le comprendre. Et c’est ainsi qu’est née In guns we trust… J’ai fait le choix d’aller à l’extrême absolu de ce mouvement en visitant un groupe qui se passionne spécialement pour les armes à feu de calibre militaire – de la mitraillette au canon à obus, en passant par le lance-flamme et les explosifs.

© Jean-Francois Bouchard

Autrement dit, tu as choisi de situer l’action au Big Sandy Shooting Range ? Était-ce facile de documenter un tel lieu ?

L’endroit est assez connu dans les cercles de passionnés d’armes militaires. Il m’a fallu faire plusieurs visites et faire comprendre à mes sujets que je n’étais pas là pour juger, mais simplement pour shooter et discuter. Pour notre première visite à mon assistant et moi, nous y sommes allés sans caméra… C’était la seule façon de ne pas se faire virer !

Comment décrirais-tu ce lieu à quelqu’un qui n’a jamais été et qui n’ira probablement jamais ?

L’endroit est situé en Arizona, dans un coin assez reculé. Comme l’Arizona a des règles très permissives sur le plan des armes à feu, presque tout y est possible. On y tire avec des machines guns militaires de calibres 50mm, mais aussi avec des canons de 3 à 4 mètres de long. Seuls quelques états américains vont jusqu’à tolérer de telles armes.

C’est très déroutant, car on se sent un peu dans un film de cowboys du Far West américain, mais version dystopie. Les tireurs se regroupent le matin pour saluer le drapeau américain avant de se rendre à leur poste de tir. C’est assez saisissant. Mais ce qui tétanise, c’est le bruit. C’est presque insupportable. Dans mon véhicule, la vaisselle tremblait à longueur de journée.

© Jean-Francois Bouchard

Tu es le premier artiste à avoir documenté un tel endroit, comment l’expliques-tu ?

Ces gens ne cherchent pas à se promouvoir. Il s’agit d’une question de posture aussi. Mes sujets voient bien que je ne suis pas quelqu’un qui juge, et ce, même quand je partage mes inconforts ou incompréhensions.

Qui sont ces tireurs ?

Il est facile de tomber dans les idées préconçues et dérogatoires en imaginant une bande de rednecks. En réalité, j’ai rencontré des gens d’horizons différents, dont certains professionnels et hommes d’affaires… Il s’agit d’un loisir très coûteux. L’organisateur estime que 100 tireurs utilisent pour environ 1 million de dollars de cartouches pendant un weekend d’un jour… Et c’est sans compter le prix d’une mitraillette 50mm: plus de 20,000$ selon ce qui m’a été rapporté.

J’ai rencontré plusieurs humains gentils, intelligents, drôles… Bien qu’armés jusqu’aux dents ! J’ai vu un parent montrer à un enfant de 3-4 ans comment tirer.

© Jean-Francois Bouchard

Qu’est-ce qui les motive à participer à un tel événement ?

Ceci est un mystère que je n’ai toujours pas élucidé…!

D’où vient cette fascination pour l’arme et la destruction selon toi ?

Le mythe fondateur de l’Amérique est lié à la résistance armée contre un pouvoir central oppresseur (les Anglais). Pour plusieurs tireurs, les armes sont plus qu’un droit, c’est un devoir citoyen ! L’équilibre du pouvoir entre le citoyen et le pouvoir politique (fédéral, surtout) est vu comme un moyen de protéger la démocratie contre les abus et la tyrannie. Donc, pour de nombreux Américains, posséder une arme a un caractère noble. C’est aussi assorti à une philosophie qui date des pionniers et qui dicte de devoir se défendre soi-même.

A-t-on déjà pointé une arme sur toi ?

NON !

© Jean-Francois Bouchard

As-tu essayé de tirer ?

Deux ou trois fois, mes sujets m’ont incité à tirer. Ce n’est vraiment pas une expérience qui m’a plu.

On pourrait passer une vie entière à couvrir un tel sujet. Comment as-tu su que tu avais terminé ?

Honnêtement, à un certain point je n’en pouvais plus ! Aussi, il s’agit d’un sujet difficile pour le·a lecteur·rice de mon livre et le·a spectateur·rice de mes expositions. Je crois que 80 images réalisées sont suffisantes pour faire réfléchir à ce volet extrémiste de la culture des armes à feu.

Suite à mes séjours sur place, je comprends mieux d’où vient cette culture même si je la crois toujours dénuée de sens. Les discussions et témoignages de mes sujets m’ont permis de sortir un peu de ma bulle pour saisir le contexte historique, social et politique de cette relation américaine avec les armes.

Pourquoi as-tu choisi de documenter tout cela la nuit ?

Je voulais documenter le ravage et la destruction de ces armes sur les cibles utilisées (qui sont souvent des voitures). Le champ de tir n’était sécurisé que la nuit et je voulais aussi souligner le côté mystérieux de l’endroit.

© Jean-Francois Bouchard

À qui s’adresse ce travail ?

C’est un travail documentaire dans lequel je me permets une certaine subjectivité. Pour cette raison, le travail a autant été diffusé par le Washington Post qu’en galerie d’art contemporain.

Dans un de textes, tu écris qu’il s’agit d’une « guerre horizontale mélangée à une fiesta verticale », peux-tu expliciter cette idée ?

C’est une référence à l’installation vidéo. La scène filmée est la suivante : le champ de tir est parsemé de feux d’artifice fixés à des cibles. Lorsque les tirs avec balles traçantes (jets de lumières à l’horizontal) frappent les cibles, les feux d’artifice s’envolent vers le ciel (vertical). C’est sans doute la chose la plus délirante à laquelle j’ai assisté.

© Jean-Francois Bouchard

Quelques mots quant à l’installation qui accompagne cet ouvrage?

Sur les lieux, j’ai trouvé un conteneur de transport si criblé de balles qu’il semblait fait de dentelle métallique. Je l’ai transporté à Montréal et j’ai créé une installation avec ce dernier. La physicalité de cet immense objet criblé de balles témoigne de la violence de cette destruction.

C’est Edward Burtynsky qui signe l’avant-propos, pourquoi lui ? Dans quelle mesure vos univers se rassemblent-ils ?

Edward Burtynsky est un mentor pour moi. Nos univers sont très différents, mais nous travaillons tous les deux à l’intersection du documentaire et de la photographie artistique.

 

In Guns We trustThe Magenta Foundation, 50$,128p.

Jean-Francois Bouchard expose Exile From Babylon à la Arsenal Contemporary (214 Bowery, New York) à partir du 26 Janvier.

© Jean-Francois Bouchard© Jean-Francois Bouchard

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