Directrice de l’association Fontaine Obscure en charge du festival Phot’Aix, enseignante d’histoire-géographie et photographe, Brigitte Manoukian croise les disciplines avec passion. Forte d’un métissage arménien et espagnol, elle porte un regard sensible sur l’identité complexe, les territoires traversés et les mémoires plurielles. Dans son ouvrage Les fils de Burj Hamud, composé de monochromes citadins, elle parcourt les ruelles et pavés du quartier arménien de Beyrouth. Fruit de multiples voyages dans ce lieu, son recueil lie des histoires qui se lisent au fil du temps et des vents contraires.
Fisheye : Entre le génocide arménien et la guerre civile espagnole, tes origines portent en elles des traumatismes. Comment as-tu géré cet héritage au sein de ta famille ?
Brigitte Manoukian : J’ai un héritage assez morcelé. Je m’interroge énormément sur ce qu’on doit en faire. Il y a des formes d’injonction par rapport à ce que l’on reçoit, même si l’on possède quelques marges de liberté. Dans ma famille, j’ai ressenti très jeune cette lourdeur, sans que je comprenne véritablement pourquoi. Alors que j’allais passer mon bac, mon professeur d’histoire-géographie m’a cité une phrase de l’écrivain ivoirien Amadou Hampâté Bâ, qui résonne encore aujourd’hui : « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », disait-il. Après cela, j’ai passé l’été à interroger mes grands-parents pour qu’ils me racontent le génocide. Je n’ai jamais pu récupérer des témoignages sur la manière dont cela s’est déroulé, mais ils m’ont raconté leurs déplacements, leur quotidien. J’ai assemblé des bribes d’histoires extrêmement précaires. Notamment celles de leur déportation à pieds depuis leur village de Turquie orientale Kharpet, où ils ont tout laissé à l’abandon. Ils se sont retrouvés dans les déserts de Syrie, sont passés par Beyrouth et sont finalement arrivés à Marseille. L’intégration dans la communauté arménienne a quant à elle été très forte. Je me souviens de beaucoup de fêtes, de commémorations et de ce poids lié à la mémoire, dont beaucoup ont du mal à se défaire. Car leur identité s’est construite autour de cet exil forcé, et sur la non-reconnaissance du génocide par la Turquie.
J’aimerais revenir sur la genèse de ton livre : Les fils de Burj Hamud. Qu’est-ce qui t’a emmené dans ce quartier de Beyrouth ?
À travers mon travail photographique, je ne me centre pas seulement sur mon héritage, je m’intéresse aussi aux territoires, aux morceaux d’espaces où les strates temporelles sont multiples et se superposent. Le Liban est selon moi un concentré de tout cela et Beyrouth tout particulièrement. Même si Les fils de Burj Hamud se focalise sur le quartier arménien du même nom, ce n’est pas seulement une histoire culturelle arménienne, c’est également une recherche sur la déportation, la mixité culturelle, et sur la façon dont on s’inscrit en tant que personne dans l’espace. Car le Liban est probablement le pays qui concentre le plus de communautés religieuses − presque dix-huit. L’objet du travail n’est pas uniquement le génocide, bien qu’il se ressente partout dans la ville et sur les murs de Burj Hamud d’où l’on peut lire « Turquie guilty of Genocide » (« Turquie, coupable du génocide » ndlr).
© Brigitte Manoukian
Tu y es retournée à plusieurs reprises, était-ce là un pèlerinage ?
Tout d’abord, mon processus artistique est plutôt lent. Il faut que je voie, revoie, m’imprègne des lieux. Au départ, j’avais commencé un travail en couleurs avec un boîtier qui me donnait de très bonnes résolutions. Mais cela restait trop documentaire. À force de voyager, de rencontrer les habitants ou d’arpenter les ruelles tortueuses du quartier, j’ai compris qu’il y avait une sorte de mythe autour de celui-ci. Burj Harmud est un lieu où la culture arménienne est préservée, où l’on glorifie cette terre morcelée. En y retournant, j’ai tenté petit à petit de déconstruire cette idéologie. Burj Hamud n’est pas seulement le quartier des Arméniens commerçants ou joaillers, c’est aussi un site qui a accueilli un certain nombre d’histoires, de problèmes et d’émotions. Et cet aspect, je l’ai cristallisé autour de la notion de « fils ».
D’où te vient cette obsession des fils dans la ville ?
Elle était déjà présente partout à Beyrouth. C’est une caractéristique de la ville, les fils électriques sont déployés partout dans les rues. Visuellement, c’est une image marquante. La notion de fils est également liée à l’idée de transmission, ce sont les fils des mères de Burj Hamud. Enfin, c’est le fil des artisans du textile. Ce concept m’a permis d’intégrer plusieurs interprétations.
Était-ce aussi une manière de renouer avec tes origines, de lier les bribes d’histoires vécues et reçues entre elles ?
Oui, probablement. Ces fils symbolisent l’histoire de Burj Hamud qui est finalement assez jeune puisqu’elle date du début du 20e siècle. Il y a cette idée de fil du passé qui se déroule jusqu’à nos jours. Le fil de la tradition, ces histoires qui ont été vécues par mes grands-parents, cette terre perdue, et ce besoin de renouer avec ma propre histoire et la déployer à ma guise.
© Brigitte Manoukian
Avec quel appareil shootes-tu ?
Je travaille avec un tout petit appareil qui ne nécessite aucun post-traitement. Le précédent me gênait à cause de sa haute résolution, il était réservé aux reporters ou aux street photographers. Le boîtier japonais que j’ai actuellement ne possède quasiment aucune fonction. Il suffit d’ajuster la position de l’appareil pour capter la lumière. La résolution est très faible et c’est une volonté de ma part. Il est très discret et le rendu efface les détails, ce qui m’oblige à travailler mon regard, sur ce que je souhaite ou non rendre visible, effacer ou surexposer.
Il y a-t-il une chronologie dans tes images, un fil conducteur ?
Au départ tout était très instinctif. J’ai ensuite souhaité donner un ton plus sombre et stylisé. La narration s’est imposée et ma série s’est construite au gré de mes allers-retours. C’est ce que j’ai essayé de rendre dans l’ouvrage. Dès les premières pages, on entre dans le quartier de Burj Hamud, avec cette façade fantôme d’un bâtiment détruit pendant la guerre civile. On sort in extremis de la ville de Beyrouth. Et cette problématique du fil, du quartier arménien s’offre alors à nous. Il y a l’évocation des drapeaux du pays et de l’Arménie. En parcourant les pages, on entre également dans des espaces différents, avec le mont Ararat dessiné sur les murs. Petit à petit, la confusion se fait sentir : on ne sait plus si l’on se trouve au Liban ou en Turquie. Les temps et lieux s’entremêlent. Et dans la conception même du livre, le fil de la reliure devait traverser l’image, brouiller les pistes.
© Brigitte Manoukian
Un mot quant aux textes inscrits entre tes clichés. Que symbolisent-ils?
Je souhaitais montrer que l’histoire, le récit narratif et le territoire s’écrivaient au fil des pages. Les trois écritures − français, libanais et arménien − renvoient à la mixité, aux religions et aux langues qui cohabitent dans un même quartier. L’inscrire dans les pages me permettait de montrer comment cela s’inscrit aussi dans l’espace, comment s’opère ce rapprochement entre les mondes méditerranéens. Pour donner un exemple concret, le quartier arménien de Beyrouth est juxtaposé au quartier chiite ainsi que chrétien. Ces textes se conçoivent également comme des fragments de vies de Burj Hamud.
Ces fils que tu évoques sans cesse, on les retrouve littéralement sur certaines de tes images n’est-ce pas ?
Ce fil est effectivement prolongé dans une approche plasticienne de la photographie. J’ai travaillé avec du fil d’or pour broder sur quelques-unes de mes photographies. Je l’ai pensé comme un travail de réparation, de valorisation ou d’embellissement de ce quartier afin de le sortir de sa noirceur et d’ajouter une touche personnelle à l’histoire collective. Je souhaitais également rendre hommage aux femmes espagnoles et arméniennes de ma famille, qui étaient toutes couturières. Je garde d’elles des souvenirs sensibles, comme les épingles s’accrochant aux vêtements lorsqu’on s’embrasse ou encore le bruit de la machine. Forcément, il y a cette symbolique de recoudre les morceaux, d’assembler les parties déchirées pour créer quelque chose de nouveau.
© Brigitte Manoukian
Ce qui se passe actuellement en Ukraine, cette guerre contre une population à l’identité libre, cela résonne-t-il en toi ?
Il y a forcément une résonance dans ces images de guerre qui nous parviennent. Je me souviens d’un de mes voyages à Beyrouth, des ruines de la guerre civile, présentes encore partout. De ce centre-ville sans vie, qui n’est pas habité, où les bâtiments sont criblés de balles. Les images de Depardon ou de Robert Franck en 1990 me reviennent à l’esprit et font extrêmement écho à celles d’Ukraine. Selon moi ce sont les mêmes images d’horreur.
Et ces ruines du passé arménien, as-tu souhaité leur donner une seconde vie grâce à la photographie ?
Oui certainement, même si c’est délicat pour un photographe de figer la misère sans tomber dans une vision impudique. C’est très difficile, même pour les Libanais, de réceptionner des images de leurs ruines. Je me demande souvent si je suis légitime. Il y a notamment beaucoup de personnes qui se sont soulevées contre la sortie d’un livre dédié aux photographies d’Urbex à Beyrouth (photos de friches, de bâtiments abandonnés ndlr). Des photographes tels que Gregory Bouchakjian − qui a signé un des textes de mon livre − ont dénoncé une exploitation commerciale de la douleur d’un peuple. C’est véritablement complexe de se positionner, de photographier le résultat de la guerre, du néant ou de la disparition, sans avoir une certaine éthique.
Finalement, as-tu pansé la plaie ouverte héritée de tes aïeux ?
Aucune libération n’est possible, tant que le génocide n’est pas reconnu. La plaie se pansera que si l’on se libère soi-même, que l’on s’apaise. Cela demande de se délester du poids de la mémoire pour enfin rentrer dans l’histoire. Ce travail photographique est ma propre libération. Je panse, répare avec un matériau précieux, pour nous rattacher les uns aux autres.
À qui dédies-tu cet ouvrage ?
D’abord à Margos et Maritza, qui sont les deux prénoms de mes grands-parents arméniens. J’affirme appartenir à leur lignée et leur redonne la voix pour terminer de raconter leur vécu. Je le dédie également à ma communauté arménienne, à mon professeur d’histoire-géographie et à mes enfants, sans leur imposer mon histoire.
Les fils de Burj Hamud de Brigitte Manoukian, Arnaud Bizalion Éditeur, 104 pages, 35 €. Des images brodées sont à retrouver à la galerie Sit Down jusqu’en fin juin.
© Brigitte Manoukian