Plongée intime dans le monde de Rene Matić, Flags for countries that don’t exist but bodies that do se lit comme une lettre d’amour à la famille de l’artiste. Une famille choisie, recomposée. Un cercle apaisant, faisant barrage au déclin du reste du monde.
« La photographie m’a toujours intéressé·e, notamment grâce à mon amour de l’archive. En grandissant, j’ai beaucoup dépendu des images pour découvrir le monde, parce que je n’étais pas très doué·e pour la lecture »,
se souvient Rene Matić. C’est un véritable processus immersif que l’artiste débute, à chaque nouvelle réalisation. Une manière unique d’aborder le médium à travers les cinq sens. Né·e à Peterborough, une ville de l’est de l’Angleterre, iel développe aujourd’hui sa pratique à Londres. Le tumulte et la diversité grandiose de la capitale lui permettant de laisser libre cours à son imagination. « Je crois que mon amour pour la recherche vient du 8e art. Parce que je veux entendre les images – je cherche donc leur musique. Puis il me faut les sentir leurs odeurs, leurs sensations, et enfin, pour véritablement plonger dedans, je dois retrouver le contexte politique de l’époque… J’imagine une sorte de frise en 4D dans mon esprit, qui me conduit jusqu’à aujourd’hui – et jusqu’à mon propre boîtier », précise-t-iel.
Poète, écrivain·e, Rene Matić fonctionne à l’instinct, pour capter des scènes touchantes, des émotions palpables. En voyage, en vacances, iel se saisit de son 35 mm comme d’un outil pour le·a « forcer à prêter attention aux choses ». Et, dans l’énergie, dans l’urgence de l’instant, iel shoote. En résultent des fragments de complicité, des échanges émouvants qui, grâce à la photographie, perdurent dans le temps. Une approche qu’iel reproduit dans Flags for countries that don’t exist but bodies that do. Pris au flash, dans un joyeux désordre regroupant soirées entre ami·e·s, moments tendres, et scènes urbaines, les clichés dépeignent une Angleterre aux multiples identités – queer, légère, mais aussi coléreuse et perdue.
Du sens dans la perte de sens
C’est une « non-histoire », que propose Rene Matić à travers son ouvrage. Shootées entre 2018 et 2021, les images imprimées sur les pages ne sont que le reflet de son quotidien, de son affection pour son entourage. « Ce projet a toujours été un “rien”, mais finalement il est devenu quelque chose : de l’amour, oui, une lettre d’amour », confie-t-iel. Trois années de rires, de dialogues, de fêtes… Mais aussi trois ans de doutes, de peur, de rage face aux décisions du gouvernement britannique. Car dans Flags for countries that don’t exist but bodies that do, la dichotomie est criante. Aux clichés de rires, de bonheur, d’exaltation capturés dans l’intimité s’opposent les murs de briques froids des rues londoniennes, les manifestations, les protestations d’une communauté en désaccord avec sa propre nation.
Pourtant, l’auteur·ice se garde de défendre un quelconque engagement. « J’aurais pu dire qu’il s’agissait d’une redéfinition du patriotisme, de la Grande-Bretagne, ou même du fait d’être queer. Mais nos problèmes viennent trop souvent de notre volonté de définir. Mon livre est l’opposé de ce que le terme “définition” évoque », déclare-t-iel. En tournant les pages, le lecteur est alors invité à trouver du sens dans la perte de sens. Ici, une exploration de ce que représente la « famille », celle dans laquelle on naît et celle que l’on choisit. Là, un besoin de redéfinir ce qui compose un pays, et ce que signifie un drapeau : la reconnaissance d’un peuple dans toutes ses nuances, et ses imperfections. « Nous sommes la vérité, c’est ça, un foutu pays ! », assène Rene Matić. Inspiré·e par les portraits alternatifs de Derek Ridgers qui magnifie l’altérité, et l’honnêteté poignante propre à Nan Goldin, l’artiste propose, à travers son ouvrage, de révéler au monde sa propre intimité. Une intimité illustrant une soif de rencontres, d’amour et de revendication. Une soif de refaire le monde, aux premières lueurs du matin, dans la familiarité d’un appartement.
Flags for countries that don’t exist but bodies that do, Éditions Arcadia Missa, 20£, 224 p.
© Rene Matić