Cédric Delsaux

24 décembre 2014   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Cédric Delsaux
En 1993 dans le pays de Gex, Jean-Claude Romand assassine toute sa famille, sur le point de découvrir son secret. Pendant 18 ans, il leur a fait croire qu’il était médecin et chercheur. Vingt ans plus tard, Cédric Delsaux est parti sur les traces de ce mensonge et de ses propres fictions.

Fisheye : L’histoire de Jean-Claude Romand vous a marquée dès les années 90 ?

Cédric Delsaux : Il a assassiné sa femme et ses deux enfants le 3 janvier 1993. Il y avait les unes des journaux, tout le monde en parlait. Moi, j’avais 19 ans, je fantasmais de devenir photographe mais je ne savais pas quoi photographier. Ce n’était pas tant le crime qui m’avait frappé mais plutôt le fait qu’il ait pu mentir toutes ces années. C’est surtout le roman que Emmanuel Carrère a écrit sur Romand qui a été déclencheur (L’Adversaire, ndlr) Je l’ai lu en 2000, puis relu, puis je me suis demandé pourquoi il était resté si longtemps sur ma table de chevet. En fait, j’avais un lien personnel, direct à cette histoire et j’ai compris qu’il fallait, entre guillemets, que je me coltine cette affaire pour expier ça. Je voulais étudier Romand en tant que syndrôme d’un mec qui fuit le réel pour se réfugier dans sa zone de repli.

Ça parait assez éloigné de séries comme Dark Lens sur Star Wars ou de votre projet Echelle 1  ?

J’essaie toujours de changer, de me surprendre d’une série à l’autre. Mais en fait je triture toujours la même question : à quel point nous sommes décollés du réel et comment nous le reconstruisons avec nos propres fictions. Chacun en fait l’expérience au moment de tomber amoureux de quelqu’un, avant de se rendre compte que cet être idéal est un imbécile… Nous créons des entrelacs compliqués entre réel et fiction : je ne parle que de ça dans mon travail. Même si Dark Lens parait assez facile d’accès, il y a toujours ce filtre de la fiction. En fait, je ne fais que changer de lunettes d’un projet à l’autre. Avec Dark Lens, j’étais le petit garçon qui se souvient de Star Wars et de l’influence que cela a eu sur sa perception du réel. Zone de repli est plus personnel, plus intime encore.

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Comment on photographie quelque chose qui s’est passée il y a vingt ans ?

Photographier du rien, c’est cette bizarrerie qui m’intéressait ! Je voulais explorer cette question de la visibilité et de l’invisibilité en photo. Ce que je mets en scène n’existe pas. Quand on parle de “paysage hanté”, il n’y a en réalité que notre mental qui est hanté. C’était un vrai défi pour moi. Je ne connaissais pas le lieu, il n’y avait pas vraiment de sujet, rien à photographier. Est-ce qu’un évènement effacé par le temps peut encore hanté le visible ? Peut-on faire une série avec aussi peu de matière a priori ? Dans ma série Nous resterons sur Terre, les lieux avaient une puissance poétique. Dans le pays de Gex, c’était à moi de rendre le lieu spécial. Dans ce cas, on n’astreint plus la photo à dire le réel mais on sait que l’extérieur, le dehors, va devoir refléter ce que l’on a à l’intérieur. Je ne photographie pas des sujets mais ma perception de ces sujets. Ça me donne une grande liberté, notamment dans le choix de mes dispositifs.

Pour Zone de Repli, l’idée était de représenter chaque saison pour qu’on visualise le déroulement des années. Je m’y suis rendu huit fois en trois ans alors que je ne connaissais absolument pas. J’ai adopté un mode opératoire hasardeux, fait de déambulations sans finalités. Je roulais simplement dans ce territoire complètement inconnu et que je n’ai visité qu’à l’aune du fait divers. J’essayais de ne pas trop parler avec les gens pour ne pas construire ma propre histoire en parallèle. Ça m’intéressait de rester moi aussi dans ma zone de repli, comme Romand.

Au départ, je me disais que ce lieu n’avait rien de remarquable et je ne voyais pas ce que je venais faire là. Je trouvais ça petit, coquet. Finalement et heureusement, il fallait plus d’une après-midi pour trouver ce que je cherchais et j’y suis revenu. J’étais tourneboulé car on est plus dans la catharsis hollywoodienne de Dark Lens. Il y a eu des morts, des enfants. C’est une histoire qui plombe encore la région. Donc ce n’est pas anodin, on ne peut pas traiter ça à la légère. J’étais un peu paumé, tremblant. Et puis je me suis aperçu que c’est justement ce tremblement que je suis venu exprimer. A force de déambuler, les images se font écho entre elles et des éléments disparates deviennent une évocation directe de cette histoire.

 

© Nicolas Grandmaison
Cédric Delsaux © Nicolas Grandmaison

Pourquoi se lancer un tel défi ?

C’était un moment de ma vie où je venais d’avoir du succès avec Dark Lens. La série avait eu une réception presque trop positive et finalement décevante car cela arrivait tard pour moi,  je me posais des questions… Je craignais d’avoir fait quelque chose de trop “facile”. Pour Zone de repli, j’ai supprimé toutes les facilités : le lieu n’était pas évident, les évènements étaient passés… Si j’ai mis en place un dispositif aussi ténu, c’était pour voir si j’étais vraiment photographe ou si, comme Romand, j’étais un imposteur.

Est-ce que ça vous a “guéri” de cette affaire ?

Oui, dans un sens je suis content car je n’ai plus de fascination pour cette histoire. Dans la fascination, il y a de la sidération : on ne comprend pas, ça court-circuite nos neurones. J’ai mis du temps à me rendre tout cela visible.

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