Après la compilation de quelques cas improbables, largement reprise au cours de l’été, c’est Mashable qui a enfoncé le clou, en comparant astucieusement cette statistique avec un autre chiffre évocateur : celui des morts causés par les attaques de requins (8 décès contre 12 en 2015).
Le selfie plus dangereux que les requins ? Inutile de tenter de revenir sur le terrain de la rationalité. De rappeler que le chiffre très bas des décès dus aux squales est justement un indicateur de la faible dangerosité de l’animal, dont la statistique est très inférieure à celle des crocodiles (2000 morts), des éléphants (600 morts) ou les abeilles (250 morts). Inutile d’argumenter que la pratique de loisirs à risques comme l’alpinisme ou la plongée, cause de centaines de décès par an, représente un danger en soi, que l’on se prenne en photo ou pas. Ou que la distraction occasionnée par l’usage du portable en voiture est responsable d’un accident de la route sur dix (400 morts par an en France).
« S’il agace, le selfie tue aussi »
Un article de Libération consacré au selfie tueur interroge le chercheur en psychologie Yann Leroux, qui balaie le symptôme et indique que le nombre de ces accidents est dérisoire comparé à celui des photographies postées chaque jour sur internet. Peine perdue ! Pour le rédacteur de l’article, qui reste effrayé par la « frénésie du selfie », l’image reste : « S’il agace, le selfie tue aussi ».
Le caractère fantasmatique d’un tel jugement apparaît dès qu’on tente de vérifier la nature des accidents si volontiers attribués au narcissisme photographique. Tous les journaux ont rapporté la mort spectaculaire d’un quadragénaire britannique, tué par la foudre lors d’une randonnée dans le parc national de Brecon Beacons, alors qu’il aurait manipulé une perche à selfie. Un démenti officiel qui attestera ensuite qu’il n’y avait aucun instrument télescopique sur la scène du drame ne parviendra pas à effacer le bobard (repris par exemple dans la liste des morts de Libération).
L’image de l’autoportraitiste foudroyé s’est imposée depuis la diffusion en mai dernier d’un clip de publicité satirique, qui surfait avec humour sur la dernière grande peur, et illustrait par une accumulation de catastrophes imaginaires les dangers de la perche à selfie.
Trop alléchantes pour ne pas être exploitées, ces fictions s’insinuent dans les médias par l’intermédiaire de la rubrique “insolite”. Un espace de recyclage des rumeurs qui abaisse la barre de la vérification et permet de reprendre sans trop y croire des canulars prêt-à-démentir, comme jadis les apparitions de la Vierge ou des soucoupes volantes.
Photo : © Sarah Van Quickelberge / Flickr CC