3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024

3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024
En plus de la douleur et des saignements, ces “spirales“ sont également à l’origine de graves infections qui ont rendu leurs victimes définitivement stériles. © Juliette Pavy
En 2019, Naja Lyberth, psychologue à Nuuk, a raconté son histoire personnelle à un journal local. Suite aux révélations sur l’existence d’une politique danoise de contraception forcée, elle crée un groupe Facebook qui rassemble d’autres victimes : « Nous avons le droit de posséder notre corps, et c’est notre droit humain d’avoir des enfants ». © Juliette Pavy

À travers son projet sur la campagne de stérilisation forcée au Groenland entre 1966 et 1975, la photographe française Juliette Pavy offre une voix puissante aux victimes murées dans un silence de plomb depuis de nombreuses années. À l’occasion de sa nomination au titre de photographe de l’année des Sony World Photography Awards 2024, Fisheye part à sa rencontre. 

Vendredi 19 avril, à Londres, c’est avec les yeux ébahis que Juliette Pavy s’avance sur le devant de la scène des Sony World Photography Awards 2024 pour récupérer le trophée de photographe de l’année. Alors qu’elle ne s’attendait même pas à être nommée pour la catégorie documentaire, la photographe française, membre du collectif Hors Format, n’en revient pas lorsque son nom est prononcé. Et pourtant, son projet, Spiralkampagnen, stérilisation forcée des femmes groenlandaises, a captivé le jury de cette 17e édition pour sa qualité d’exécution et son sujet aussi nécessaire que percutant.

Fisheye : Comment as-tu découvert l’existence de cette campagne de stérilisation forcée, à destination des femmes groenlandaises ? 

Juliette Pavy : Ingénieure en biologie de formation, j’avais candidaté pour aller travailler sur les stations de l’Institut polaire. Je m’intéresse vraiment à l’actualité du Groenland et de l’Arctique en général depuis une dizaine d’années. En 2022, je venais de terminer quelques projets en tant que photojournaliste, et j’avais obtenu une première bourse : c’était le moment parfait pour partir faire un travail personnel dans cette région du monde.

C’est en lisant Ouest-France que j’ai découvert une brève AFP qui parlait justement du fait qu’une enquête venait d’être ouverte sur cette campagne de stérilisation forcée. J’ai essayé de creuser, mais il n’y avait pas beaucoup d’informations supplémentaires. L’Arctique est une région du monde qui est entrain de changer énormément et j’avais du mal à m’imaginer à quoi ressemblait la société groenlandaise. Si beaucoup de sujets paysages y sont faits, peu de thématiques sociétales en émergent. Ici, on parle tout de même de 4 500 stérilets qui ont été posés sans aucun consentement, dès l’âge de 12 ans, entre 1966 et 1975 ! À l’époque, cela représentait plus de la moitié des femmes en âge de procréer du Groenland, qui était une colonie danoise. Les fonds donnés par le Danemark étaient annexés sur la population groenlandaise. Donc s’ils la diminuaient, cela leur permettait de réduire le budget alloué au Groenland. 

Nuuk, la capitale du Groenland, située sur la côte ouest compte 19 000 habitants. C’est ici que vit Naya Lyberth, l’une des premières femmes à avoir raconté publiquement la stérilisation forcée qu’elle a subit adolescente. © Juliette Pavy
Photo d’archive d’Anne Lise Albrectsen à l’adolescence. Elle s’est fait implanter une spirale à l’âge de 15 ans, sans aucune explication. À l’époque, elle a dit : « Il faut que j’en parle à mes parents », mais ils ont répondu : « Non, c’est bon, on va le faire pour toi ». © Juliette Pavy

Sur place, tu as notamment rencontré des victimes et des professionnel·les de santé. Comment se sont déroulées ces entrevues ? 

Dans un premier temps, j’ai rencontré Naja Lyberth, la première victime qui a témoigné sur Facebook. Elle a d’ailleurs créé un groupe sur ce réseau social pour favoriser les échanges entre les victimes. Puis, avec le bouche-à-oreille, ça a rassuré une dizaine d’autres femmes, avec qui j’ai pu m’entretenir. Quand j’y suis retournée en mai 2023, je me suis rendue dans le village de Maniitsoq où j’ai rencontré quatre victimes qui se connaissaient. Elles en ont profité pour en parler ensemble, autour d’un café. Ma présence était aussi l’occasion d’échanger, de montrer leurs dossiers médicaux, de comparer les annotations… Car, au départ, les victimes ont eu du mal à les obtenir. La moitié des femmes que j’ai interrogées n’ont d’ailleurs pas réussi à les avoir. On leur a dit qu’ils étaient perdus. De plus, certaines me disaient que le sujet était tellement tabou dans la société groenlandaise qu’elles n’en avaient jamais parlé, même avec leurs sœurs ou leurs amies proches.

Dans ce même village, j’ai également rencontré un ancien médecin qui a participé à cette campagne de stérilisation forcée. Je ne pensais pas qu’il accepterait de me parler. Il m’expliquait que, pour lui, c’était une forme de contraception qu’il avait vraiment perçu comme un progrès, à l’époque. Maintenant avec le recul il exprime certains regrets. Chaque témoignage est particulier, mais il y avait souvent des éléments qui se rejoignaient dans les récits des victimes. Notamment le fait que cela se passait principalement à l’école, pendant la visite médicale. On leur disait : « Tu viens d’avoir treize ans il faut que tu ailles demain à l’hôpital avec tes camarades », et on ne leur expliquait pas ce qui allait se passer. Certaines avaient demandé à contacter leurs parents ou à avoir plus d’explications, on les en a empêchées.

Portraits, paysages, archives, imageries médicales… Comment as-tu pensé la construction photographique de ce projet ?

Bien que la construction se soit faite au fur et à mesure, j’ai toujours eu en tête le type d’images que je souhaitais réaliser. Comme, par exemple, une photo de contexte afin de situer le Groenland. Puis, il m’a fallu un cliché qui permettait de comprendre directement de quoi on parle. L’image la plus parlante est celle de la radiographie où l’on voit la forme d’une spirale, et donc du stérilet. Avant qu’une gynécologue me montre cette radio, je ne comprenais pas pourquoi cela s’appelait Spiralkampagnen. Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite pris conscience de ce que c’était et surtout de la taille complètement inadaptée aux corps des jeunes femmes. C’est une image vraiment importante.

J’ai ensuite réfléchi à comment raconter le passé. Aujourd’hui, les victimes sont des femmes qui ont la soixantaine environ, comment pouvais-je transporter les spectateurices à l’époque où elles ont vécu ce traumatisme ? Je leur ai donc demandé à chaque fois si elles avaient des photos de cette période, afin de se projeter et de se rapprocher au maximum de leur histoire. C’est un projet qui n’est pas terminé, j’ai prévu de retourner au Danemark avant la fin de l’année pour suivre l’enquête officielle qui a été ouverte en octobre 2022.

Les lauréat·es SWPA 2024 de la catégorie professionnelle : 

Architecture et design : Siobhán Doran

Créative : Sujata Setia

Documentaire : Juliette Pavy

Environnement : Mahé Elipe

Paysage : Eddo Hartmann

Portfolio : Jorge Mónaco

Portrait : Valery Poshtarov

Sport : Thomas Meurot

Nature morte : Federico Scarchilli

Faune et flore : Eva Berler

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