Entre 2015 et 2020, le photographe Cyprien Clément-Delmas et Lindokuhle Sobekwa, ancien élève du programme socioculturel Of Sould and Joy de Rubis Mécénat, et membre de Magnum Photos, se sont rendus à plusieurs reprises à Daleside, un quartier blanc de la banlieue de Johannesburg, autrefois riche, et désormais précaire. Dans ce territoire où la beauté de la lumière cache la misère des habitants, les deux auteurs interrogent les notions de décadence, de précarité, ou encore de communauté. Un travail inédit à deux mains, rapprochant les regards de deux photographes, l’un français blanc, l’autre sud-africain noir, visible dans le cadre du Parcours PhotoSaintGermain jusqu’au 23 janvier.
Fisheye : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Cyprien Clément-Delmas : En 2012, le fonds de dotation Rubis Mécénat m’a proposé de partir enseigner la photographie à Thokoza, le township (un quartier pauvre, réservé aux personnes noires ou coloured en Afrique du Sud, NDLR) d’où Lindo est originaire. Je faisais partie des premiers photographes à être envoyé là-bas, mais depuis, le projet s’est considérablement développé – aujourd’hui plusieurs photographes, de Magnum notamment, viennent enseigner et diriger des workshops là-bas. Je me souviens que Lindo était extrêmement motivé, qu’il posait beaucoup de questions !
Lindokuhle Sobekwa : Cyprien était mon professeur préféré lorsque j’ai commencé à étudier la photographie, au lycée. Notre classe entière était fascinée par le médium, je me souviens que nous pouvions regarder Cyprien travailler, ce qui nous a beaucoup inspirés. C’est quelque chose de précieux, pour un photographe.
En quoi le fonds de dotation Rubis Mécénat vous a-t-il aidé dans vos parcours respectifs ?
C : Il y a onze ans, j’ai participé à la toute première exposition de Rubis Mécénat. Ils m’ont ensuite proposé ce poste de professeur en Afrique du Sud. L’été suivant, je me trouvais devant une quarantaine d’élèves ! C’est une expérience qui a changé ma vie. Le fonds de dotation fait un très bon travail avec les étudiants, elle les suit, les soutient moralement et financièrement.
L : J’ai connu le fonds de dotation grâce à un professeur, qui m’a conseillé de rejoindre le programme socioculturel Of Soul and Joy initié par Rubis Mécénat. C’est devenu une sorte de famille, qui m’aide à trouver de nouveaux projets, qui me donne du temps pour créer. Je ne serais pas là où j’en suis sans eux. Ils m’ont offert un outil précieux, qui m’a permis de m’exprimer librement : mon boîtier.
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
C’est donc Rubis Mécénat qui vous a poussé à réaliser Daleside ?
C & L : Daleside n’était, à l’origine pas un projet lié à Rubis Mécénat, mais ils ont tellement aimé nos premières images qu’ils ont décidé de le soutenir. Après deux ou trois ans de création, ils nous ont proposé de lancer un double projet : un livre et une exposition. Nous avons alors continué notre travail avec ces formats en tête. Mais même à ce moment-là, ils nous ont laissé carte blanche, nous étions complètement libres de réaliser ce que nous voulions.
D’où est venue l’idée de photographier ce quartier ?
C : Lindo m’a parlé un jour de Daleside, une banlieue située non loin de Thokoza. Sa mère y travaillait lorsqu’il était jeune, et il souhaitait documenter ce quartier blanc d’Afrique du Sud. J’étais, moi aussi, curieux.
L : En travaillant sur ce projet, notre relation a évolué. D’élève à professeur, nous sommes devenus amis. Il y a une énergie très positive entre nous qui nous anime.
Comment le projet a-t-il évolué, depuis sa naissance en 2015 ?
C & L : À Daleside, personne n’a jamais vu un blanc et un noir travailler ensemble. Nous étions les seuls. C’est pourquoi il a d’abord été difficile de faire connaissance avec les habitants, d’entrer dans leur intimité. Mais nous nous réconfortions en essuyant les refus ensemble. La première année a été très difficile, mais nous n’avons jamais abandonné. Nous avons finalement eu la chance de rencontrer les bonnes personnes. Un pasteur, par exemple, nous a aidés à rencontrer des gens, et, de fil en aiguille, ils ont commencé à nous faire confiance.
Le bouche-à-oreille nous a permis d’apprendre à connaître tout le monde. Les dernières années, tout le monde nous attendait lorsque nous arrivions. Nous étions invités dans leurs maisons, à leurs fêtes. Nous leur apportions des tirages à chaque visite, et ils réalisaient même des collages avec ces images ! Ces derniers ont d’ailleurs inspiré la couverture de l’édition spéciale de notre livre, réalisée par les habitants.
© Cyprien Clément-Delmas / courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat
Avez-vous toujours imaginé Daleside comme un projet au long cours ?
C : La toute première image que j’ai prise était d’une famille assise devant un magasin. En rentrant en France, je n’arrivais pas à m’en détacher. Elle avait une dimension intemporelle : on ne sait pas où l’on se trouve, on pourrait être n’importe où dans le monde. Je pense que nous avons tous deux été happés par l’esthétique du quartier, par nos rencontres, et cela nous a donné l’envie de revenir, encore et encore. Au fil des ans, nos photos sont devenues plus intimes, plus profondes – influencées par les difficultés et les combats que nous découvrions.
L : L’idée de départ était simplement de capturer des instants intimes. Dès la deuxième année, nous avons commencé à penser à l’objet final, le livre, mais nous ressentions le besoin d’y retourner. La sélection d’images nous a aussi pris beaucoup de temps, ce qui est logique après cinq ans de travail ! C’est ainsi que nous avons réalisé à quel point nos visions étaient différentes et complémentaires.
C’est-à-dire ?
C : Nous n’étions pas fascinés par les mêmes choses, et nos histoires respectives nous ont influencées de manière différente. Dans les images de Lindo, on découvre un récit inspiré par la ségrégation, par l’Afrique. Ce n’est pas le cas dans les miennes. J’ai préféré me focaliser sur la notion de décadence, vue de manière universelle.
Nos styles sont également très différents : les photos de Lindo sont intenses, vivantes, elles figent des instants. Je préfère réaliser des portraits de gens, de les montrer telles des statues. Si nous avons travaillé ensemble, nos résultats sont contrastés, mais nous n’avons jamais eu de problème d’ego pour autant !
Comment cela se traduit, dans le livre ?
C & L : Nous avons finalement réalisé deux ouvrages en un : d’abord nos parties, séparées, puis un chapitre commun. Le challenge ? Réaliser chacun de notre côté un éditing personnel, puis un à quatre mains. Nous ne savons toujours pas comment nous avons réussi cet exploit ! (rires). Nous avons passé des jours et des jours à essayer plusieurs combinaisons.
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
Quelles étaient vos premières impressions du quartier ?
L : Je connaissais ce quartier depuis mon enfance, et j’avais donc créé une « illusion » de ce qu’était Daleside. Ce que j’ai finalement découvert, c’est une communauté qui souffre de la même manière que la mienne. Si le territoire a un jour été riche, aujourd’hui la pauvreté a pris le dessus. Ma première impression ? Nos similarités, malgré mon statut d’étranger, dû, notamment, à ma couleur de peau.
C : Lors de notre première visite, j’y ai vu une ville fantôme, un symbole de la décadence du monde. Toutes les familles riches ont fui cet endroit, et aujourd’hui il n’y a plus d’opportunités professionnelles, d’accès à l’éducation, ni d’argent… Et donc davantage d’alcool, de drogue, de violence. Tout est en train de sombrer. C’est la même chose partout : lorsqu’on n’investit pas dans une communauté, elle se meurt.
Pourtant vous avez sublimé le quartier en soignant votre esthétique…
L : La lumière, à Daleside, est fantastique, les intérieurs des maisons sont très beaux. Nous avons opté pour une approche plus optimiste, car notre objectif premier était de s’immiscer dans l’intimité des gens, de représenter le quartier de manière honnête.
C : C’est la curiosité qui nous a d’abord poussés à nous y rendre. Nous avons été conquis par la dimension visuelle du lieu. Il évoquait quelque chose, à la fois proche et différent. Les visages, les regards, la manière dont les gens posaient étaient inédits, et pourtant il nous semblait déjà les connaître. Nous voulions faire ressentir, à travers nos clichés, un sentiment de joie, d’appartenance à une famille.
Des histoires qui vont ont particulièrement marqué ?
C : Lindo a dû faire face à pas mal d’a priori racistes sur place : les gens ne pensaient pas qu’il était photographe, ils imaginaient qu’il était plutôt un criminel, par exemple. Lorsqu’il se rendait à Daleside seul, il n’était pas accueilli de la même manière. Lorsque Lindo a rejoint Magnum, il a été invité à un journal télévisé deux jours plus tard. Au même moment, je suis allé rendre visite à l’une des familles de Daleside qui m’a demandé où se trouvait mon assistant. Je leur ai dit « Il n’est pas assistant, au contraire, il vient de rejoindre l’une des plus grandes agences de photographes au monde ! Allumez votre télé, vous verrez ! », il n’en croyait pas leurs yeux. C’était la plus belle manière de retourner la situation.
L : Je me souviens aussi d’une fête d’anniversaire à laquelle nous étions invités. Soudain, deux frères se sont mis à se battre. Autour, les gens ne leur accordaient aucune attention, personne n’essayait de les séparer. Très rapidement, j’ai pris une photo – qui se trouve d’ailleurs dans le livre. C’était leur manière de régler leur problème : se lever et frapper. L’action a dû durer dix minutes, nous avons cru qu’ils allaient se tuer. Finalement, au bord de l’épuisement, ils ont simplement arrêté de se battre, n’ayant plus suffisamment de force pour continuer.
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
C & L : L’une d’elles est David Goldblatt, qui a réalisé de nombreux projets en Afrique du Sud. Nous avons même eu la chance de le rencontrer avant sa mort. Il nous avait dit qu’il adorerait voir un jour un noir et un blanc travailler ensemble sur ces quartiers blancs, et nous lui avons annoncé que c’est ce que nous étions en train de faire. Malheureusement, il est décédé avant de pouvoir voir nos premières images.
Nous avons aussi été influencés par les œuvres de Mikhael Suboztky, Alec Soth ou encore Walker Evans.
Un dernier mot ?
L : Nous espérons que ce travail sera également une source de motivation pour de jeunes auteurs. S’il y a eu beaucoup de travaux noir et blanc sur ce sujet, peu ont été réalisés en couleurs. De plus, les communautés blanches sont moins documentées que les noires, nous aimerions voir davantage de documentaires sur celles-ci, produits par des photographes noirs.
C : Deux publicistes d’Afrique du Sud ont d’ailleurs refusé ce projet, car ils n’aimaient pas notre manière – surtout la mienne – de représenter les blancs. Ils avaient peur de l’image que notre projet véhiculait. Dans ce pays, la communauté blanche est extrêmement protectrice envers les siens, elle ne veut pas accepter cette réalité. Notre livre pourrait donc faire polémique ! Certains l’adoreront, d’autres seront sûrement choqués.
Daleside, Éditions GOST Books, 40£, 128 p.
PhotoSaintGermain
Rubis Mécénat – Hors les murs
12 rue Guénégaud Paris 6e
Jusqu’au 23 janvier
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
© Cyprien Clément-Delmas / courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
© Cyprien Clément-Delmas / courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat
© Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos
Image d’ouverture : © Lindokuhle Sobekwa / Courtesy de l’artiste et Rubis Mécénat / Magnum Photos