D’étranges nuées d’oiseaux peuplent les ciels de Beyrouth, au crépuscule comme à l’aube. Des pigeons tournoyant dans les airs, avant de rentrer auprès de leurs maîtres, dans leurs refuges sur les toits de la ville. C’est dans la capitale libanaise que Billy Barraclough, un photographe aujourd’hui installé à Londres, a réalisé Aloft. Une série aux tons picturaux donnant à voir la connexion entre les animaux et leurs maîtres pigeonniers tout en documentant l’étrange jeu auquel ils se livrent : le Kash Hamam. Entretien.
Fisheye : Qu’est-ce qui inspire ton travail ?
Billy Barraclough : Je suis fasciné par la nature et notre place en son sein. Qu’il s’agisse de systèmes fluviaux, des trajectoires migratoires des oiseaux, des courses de pigeons ou des écosystèmes en pleine métamorphose. J’ai une curiosité naturelle pour les histoires d’humain·es et de nature. La photographie est mon outil pour explorer et découvrir ces récits à travers une écriture plasticienne, mêlant portraits, paysages et natures mortes.
Quel est ton premier souvenir associé au médium ?
Mon père est un grand passionné de photo. Bien qu’il n’ait jamais été professionnel, il a toujours été très doué, et j’ai grandi entouré par ses images et ses appareils. J’ai commencé à m’y essayer lorsque j’avais 15 ans, et je suis tombé amoureux du médium dès lors.
Comment t’es-tu formé ensuite ?
Puisque la photo a toujours été quelque chose de profondément personnel pour moi, je n’ai d’abord pas souhaité l’étudier : à la place, j’ai suivi des cours d’économie et d’anthropologie tout en continuant mes propres projets en parallèle. C’est en travaillant à Beyrouth, pour une organisation caritative d’aide aux réfugié·es libanais·es, que j’ai structuré mon travail et développé un portfolio plus abouti.
Vers 25 ans, j’ai enfin eu le désir de me former, et j’ai postulé à un master de photographie à Bristol en envoyant mon portfolio réalisé à Beyrouth. J’ai eu la chance d’avoir des professeur·es tel·les que Aaron Schuman, Amak Mahmoodian et Shawn Sobers. Ça a été la meilleure expérience éducative de ma vie. C’est là-bas que j’ai appris à affiner ma pratique, à la nourrir par la théorie, à maîtriser les techniques d’impression et d’éclairage, et à combler les lacunes de mon passé autodidacte.
« Ils sont physiquement distancés du reste du monde. Ils laissent, chaque matin et chaque soir, leurs oiseaux s’envoler et les observent tournoyer dans le ciel, loin de la folie et des problèmes d’en bas. »
Qu’est-ce qui te plaît dans la démarche photographique ?
Je suis profondément heureux lorsque je me trouve dans un nouvel endroit, sûrement un peu étrange ou inhabituel, lorsque les lumières rendent les choses intéressantes et que je discute avec une personne que je viens de rencontrer. J’en apprends plus sur sa vie, sur ses passions, j’écoute les histoires qu’elle raconte… Je suis très attentif : je remarque sa manière de se tenir, de se présenter aux autres. Je note l’éclairage qui habille ses pièces. Je passe du temps avec elle, pour qu’elle se sente à l’aise, et pour former une connexion. Ce sont ces moments d’observation, d’écoute, d’interaction tout comme ces expériences uniques, authentiques qui forment le socle de mon travail.
Quelle « expérience unique » a donné naissance à Aloft ?
C’est une série que j’ai réalisée au printemps 2023 à Beyrouth. Si la ville est merveilleuse, elle peut aussi être très intense, polluée, agitée, urbaine. Il y a si peu de parcs et d’espaces verts que je me sentais attiré par les oiseaux que je voyais chaque jour, au moment de l’aube et du crépuscule, tournoyer au-dessus de la capitale.
Tu t’es donc renseigné sur eux ?
Oui, j’ai vite appris que le vol quotidien de ces pigeons était entouré de riches histoires et traditions. J’ai appris qu’ils vivaient dans des pigeonniers disséminés sur les toits de la ville. Des structures de fortune que leurs propriétaires avaient créées et qui logeaient des centaines de pigeons de race. Le titre, Aloft, vient d’ailleurs de ces habitats, ainsi que de la séparation entre les propriétaires, leurs animaux et le reste de la ville : surplombant Beyrouth, ils sont physiquement distancés du reste du monde. Ils laissent, chaque matin et chaque soir, leurs oiseaux s’envoler et les observent tournoyer dans le ciel, loin de la folie et des problèmes d’en bas.
Depuis des centaines d’années, ces gens gardent, élèvent, organisent des courses et se battent pour les pigeons dans la ville. J’ai appris que ce hobby était profondément lié au jeu de hasard appelé Kash Hamam.
« À cause de la part de vol importante du jeu en lui-même, les participants sont considérés comme des voleurs, des menteurs, des criminels. Une croyance si profondément ancrée qu’il est même inscrit dans la Constitution que le témoignage d’un pigeonnier n’a pas de valeur ! »
Peux-tu nous en dire plus sur le Kash Hamam ?
Le Kash Hamam est un vieux jeu de hasard qui se tient dans le ciel de Beyrouth depuis des centaines d’années. L’objectif ? Augmenter la taille de son « troupeau » en incitant les oiseaux de ses voisins à tourner le dos à leur propriétaire. Les pigeons ont un sens inné de la localisation. Ils reviennent toujours vers leur propriétaire, et ce, même si on les conduit à des centaines de kilomètres de leur territoire, cachés à l’arrière d’un van. C’est pour cela que le Kash Hamam est un jeu incroyablement difficile ! Il faut surmonter cet instinct du pigeon.
Les pigeonniers (hamamati en arabe) élaborent de nombreuses tactiques pour y parvenir : des sifflements, des cris, le recours à des graines font voler les pigeons d’une certaine manière. Lorsqu’un oiseau étranger atterrit sur un toit, les hamamati le piègent et l’attrapent à l’aide de filets placés à des endroits stratégiques. Ils s’assurent ensuite que celui-ci reste fidèle en lui procurant une compagne et en l’introduisant soigneusement dans la nuée, avant de le faire voler.
Comment en as-tu appris autant sur cette tradition ?
Par le biais d’histoires et de conversations. La plupart – si ce n’est la totalité – des pigeonniers participent à ce jeu. Mais il s’agit d’un sujet complexe : le Kash Hamam est entouré de croyances, de rumeurs et de mythes associés aux hommes qui y participent. À cause de la part de vol importante du jeu en lui-même, les participants sont considérés comme des voleurs, des menteurs, des criminels. Une croyance si profondément ancrée qu’il est même inscrit dans la Constitution que le témoignage d’un pigeonnier n’a pas de valeur !
Par conséquent, en plus d’être séparés physiquement du reste de la capitale, les pigeonniers se retrouvent également exclus politiquement et socialement. Incapables de participer à la vie sociétale et discriminés pour un simple passe-temps qu’ils perpétuent de génération en génération.
Était-ce cet enjeu que tu souhaitais particulièrement donner à voir dans Aloft ?
Oui, je voulais mettre à mal les idées reçues selon lesquelles les joueurs sont des criminels. J’ai abordé ce sujet avec tolérance et construit un projet nuancé, soulignant l’amour, le respect, l’attention que ces hommes ont pour leurs oiseaux. Je souhaitais également donner à voir l’impact des connexions entre hommes et animaux.
La plupart des hommes que j’ai photographiés entretenaient une relation quasi méditative avec l’acte de faire voler les pigeons. Après une longue journée de travail, ils se hissaient en haut des toits pour libérer leurs oiseaux. En écoutant le son des ailes, ils oubliaient tous leurs soucis. C’était cette dimension que j’entendais souligner : la passion, la dextérité requise pour être hamamati.
Un dernier mot quant aux lumières qui habillent cette série ?
J’ai shooté à la lumière naturelle – comme j’ai souvent l’habitude de le faire. Beyrouth possède une très belle lumière, et puisque les vols avaient lieu aux couchers et levers du soleil, la palette de couleur a été rapidement déterminée.
Ces nuances chaudes apportent également une certaine intimité dans ces images. Les pigeonniers existent en marge de la société, ils ne sont pas respectés. En utilisant ces tons, j’espérais convoquer une impression de proximité, de valorisation de qui ils sont et ce qu’ils représentent.