Aloft : l’histoire de jeux curieux et de pigeons dérobés

16 mars 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Aloft : l’histoire de jeux curieux et de pigeons dérobés
© Billy Barraclough
© Billy Barraclough
© Billy Barraclough

D’étranges nuées d’oiseaux peuplent les ciels de Beyrouth, au crépuscule comme à l’aube. Des pigeons tournoyant dans les airs, avant de rentrer auprès de leurs maîtres, dans leurs refuges sur les toits de la ville. C’est dans la capitale libanaise que Billy Barraclough, un photographe aujourd’hui installé à Londres, a réalisé Aloft. Une série aux tons picturaux donnant à voir la connexion entre les animaux et leurs maîtres pigeonniers tout en documentant l’étrange jeu auquel ils se livrent : le Kash Hamam. Entretien.

Fisheye : Qu’est-ce qui inspire ton travail ?

Billy Barraclough : Je suis fasciné par la nature et notre place en son sein. Qu’il s’agisse de systèmes fluviaux, des trajectoires migratoires des oiseaux, des courses de pigeons ou des écosystèmes en pleine métamorphose. J’ai une curiosité naturelle pour les histoires d’humain·es et de nature. La photographie est mon outil pour explorer et découvrir ces récits à travers une écriture plasticienne, mêlant portraits, paysages et natures mortes.

Quel est ton premier souvenir associé au médium ?

Mon père est un grand passionné de photo. Bien qu’il n’ait jamais été professionnel, il a toujours été très doué, et j’ai grandi entouré par ses images et ses appareils. J’ai commencé à m’y essayer lorsque j’avais 15 ans, et je suis tombé amoureux du médium dès lors.

Comment t’es-tu formé ensuite ?

Puisque la photo a toujours été quelque chose de profondément personnel pour moi, je n’ai d’abord pas souhaité l’étudier : à la place, j’ai suivi des cours d’économie et d’anthropologie tout en continuant mes propres projets en parallèle. C’est en travaillant à Beyrouth, pour une organisation caritative d’aide aux réfugié·es libanais·es, que j’ai structuré mon travail et développé un portfolio plus abouti.  

Vers 25 ans, j’ai enfin eu le désir de me former, et j’ai postulé à un master de photographie à Bristol en envoyant mon portfolio réalisé à Beyrouth. J’ai eu la chance d’avoir des professeur·es tel·les que Aaron Schuman, Amak Mahmoodian et Shawn Sobers. Ça a été la meilleure expérience éducative de ma vie. C’est là-bas que j’ai appris à affiner ma pratique, à la nourrir par la théorie, à maîtriser les techniques d’impression et d’éclairage, et à combler les lacunes de mon passé autodidacte.

BillyBarraclough
« Ils sont physiquement distancés du reste du monde. Ils laissent, chaque matin et chaque soir, leurs oiseaux s’envoler et les observent tournoyer dans le ciel, loin de la folie et des problèmes d’en bas. »
© Billy Barraclough
© Billy Barraclough
© Billy Barraclough

Qu’est-ce qui te plaît dans la démarche photographique ?

Je suis profondément heureux lorsque je me trouve dans un nouvel endroit, sûrement un peu étrange ou inhabituel, lorsque les lumières rendent les choses intéressantes et que je discute avec une personne que je viens de rencontrer. J’en apprends plus sur sa vie, sur ses passions, j’écoute les histoires qu’elle raconte… Je suis très attentif : je remarque sa manière de se tenir, de se présenter aux autres. Je note l’éclairage qui habille ses pièces. Je passe du temps avec elle, pour qu’elle se sente à l’aise, et pour former une connexion. Ce sont ces moments d’observation, d’écoute, d’interaction tout comme ces expériences uniques, authentiques qui forment le socle de mon travail.

Quelle « expérience unique » a donné naissance à Aloft ?

C’est une série que j’ai réalisée au printemps 2023 à Beyrouth. Si la ville est merveilleuse, elle peut aussi être très intense, polluée, agitée, urbaine. Il y a si peu de parcs et d’espaces verts que je me sentais attiré par les oiseaux que je voyais chaque jour, au moment de l’aube et du crépuscule, tournoyer au-dessus de la capitale.

Tu t’es donc renseigné sur eux ?

Oui, j’ai vite appris que le vol quotidien de ces pigeons était entouré de riches histoires et traditions. J’ai appris qu’ils vivaient dans des pigeonniers disséminés sur les toits de la ville. Des structures de fortune que leurs propriétaires avaient créées et qui logeaient des centaines de pigeons de race. Le titre, Aloft, vient d’ailleurs de ces habitats, ainsi que de la séparation entre les propriétaires, leurs animaux et le reste de la ville : surplombant Beyrouth, ils sont physiquement distancés du reste du monde. Ils laissent, chaque matin et chaque soir, leurs oiseaux s’envoler et les observent tournoyer dans le ciel, loin de la folie et des problèmes d’en bas.

Depuis des centaines d’années, ces gens gardent, élèvent, organisent des courses et se battent pour les pigeons dans la ville. J’ai appris que ce hobby était profondément lié au jeu de hasard appelé Kash Hamam.

© Billy Barraclough
© Billy Barraclough
© Billy Barraclough
BillyBarraclough
« À cause de la part de vol importante du jeu en lui-même, les participants sont considérés comme des voleurs, des menteurs, des criminels. Une croyance si profondément ancrée qu’il est même inscrit dans la Constitution que le témoignage d’un pigeonnier n’a pas de valeur ! »
© Billy Barraclough

Peux-tu nous en dire plus sur le Kash Hamam ?

Le Kash Hamam est un vieux jeu de hasard qui se tient dans le ciel de Beyrouth depuis des centaines d’années. L’objectif ? Augmenter la taille de son « troupeau » en incitant les oiseaux de ses voisins à tourner le dos à leur propriétaire. Les pigeons ont un sens inné de la localisation. Ils reviennent toujours vers leur propriétaire, et ce, même si on les conduit à des centaines de kilomètres de leur territoire, cachés à l’arrière d’un van. C’est pour cela que le Kash Hamam est un jeu incroyablement difficile ! Il faut surmonter cet instinct du pigeon.

Les pigeonniers (hamamati en arabe) élaborent de nombreuses tactiques pour y parvenir : des sifflements, des cris, le recours à des graines font voler les pigeons d’une certaine manière. Lorsqu’un oiseau étranger atterrit sur un toit, les hamamati le piègent et l’attrapent à l’aide de filets placés à des endroits stratégiques. Ils s’assurent ensuite que celui-ci reste fidèle en lui procurant une compagne et en l’introduisant soigneusement dans la nuée, avant de le faire voler.

Comment en as-tu appris autant sur cette tradition ?

Par le biais d’histoires et de conversations. La plupart – si ce n’est la totalité – des pigeonniers participent à ce jeu. Mais il s’agit d’un sujet complexe : le Kash Hamam est entouré de croyances, de rumeurs et de mythes associés aux hommes qui y participent. À cause de la part de vol importante du jeu en lui-même, les participants sont considérés comme des voleurs, des menteurs, des criminels. Une croyance si profondément ancrée qu’il est même inscrit dans la Constitution que le témoignage d’un pigeonnier n’a pas de valeur !

Par conséquent, en plus d’être séparés physiquement du reste de la capitale, les pigeonniers se retrouvent également exclus politiquement et socialement. Incapables de participer à la vie sociétale et discriminés pour un simple passe-temps qu’ils perpétuent de génération en génération.

Était-ce cet enjeu que tu souhaitais particulièrement donner à voir dans Aloft ?

Oui, je voulais mettre à mal les idées reçues selon lesquelles les joueurs sont des criminels. J’ai abordé ce sujet avec tolérance et construit un projet nuancé, soulignant l’amour, le respect, l’attention que ces hommes ont pour leurs oiseaux. Je souhaitais également donner à voir l’impact des connexions entre hommes et animaux.

La plupart des hommes que j’ai photographiés entretenaient une relation quasi méditative avec l’acte de faire voler les pigeons. Après une longue journée de travail, ils se hissaient en haut des toits pour libérer leurs oiseaux. En écoutant le son des ailes, ils oubliaient tous leurs soucis. C’était cette dimension que j’entendais souligner : la passion, la dextérité requise pour être hamamati.

Un dernier mot quant aux lumières qui habillent cette série ?

J’ai shooté à la lumière naturelle – comme j’ai souvent l’habitude de le faire. Beyrouth possède une très belle lumière, et puisque les vols avaient lieu aux couchers et levers du soleil, la palette de couleur a été rapidement déterminée.

Ces nuances chaudes apportent également une certaine intimité dans ces images. Les pigeonniers existent en marge de la société, ils ne sont pas respectés. En utilisant ces tons, j’espérais convoquer une impression de proximité, de valorisation de qui ils sont et ce qu’ils représentent.

© Billy Barraclough
© Billy Barraclough

© Billy Barraclough
© Billy Barraclough
À lire aussi
« Kok Boru » : un sport brutal et des joueurs attendrissants
« Kok Boru » : un sport brutal et des joueurs attendrissants
Passionné par les cultures et pays étrangers, Théo Saffroy s’est rendu au Kirghizistan, nation d’Asie centrale. À travers Kok Boru…
21 juillet 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« C’est Beyrouth » : portrait d’une ville tumultueuse
« C’est Beyrouth » : portrait d’une ville tumultueuse
Dans le cadre de l’exposition C’est Beyrouth, l’Institut des cultures d’islam a réuni seize photographes et vidéastes représentant le…
24 mai 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Focus #12 : Marta Bogdanska raconte l’étonnante histoire des animaux-espions
Focus #12 : Marta Bogdanska raconte l’étonnante histoire des animaux-espions
Le mercredi, avec Focus, nous donnons la parole à vos photographes préféré·e·s ! Et ce nouvel épisode est consacré à Marta Bogdanska et…
18 mai 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Les photographes montent sur le ring
© Mathias Zwick / Inland Stories. En jeu !, 2023
Les photographes montent sur le ring
Quelle meilleure façon de démarrer les Rencontres d’Arles 2025 qu’avec un battle d’images ? C’est la proposition d’Inland Stories pour la...
02 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Volcan, clip musical et collages : nos coups de cœur photo d’août 2025
© Vanessa Stevens
Volcan, clip musical et collages : nos coups de cœur photo d’août 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
29 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Contenu sensible
Focus #80 : Sofiya Loriashvili, la femme idéale est une love doll
06:31
© Fisheye Magazine
Focus #80 : Sofiya Loriashvili, la femme idéale est une love doll
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Alors que sa série Only You and Me se dévoilera prochainement sur les pages de Sub #4, Sofiya...
27 août 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #521 : monstres et merveilles
© Jean Caunet / Instagram
La sélection Instagram #521 : monstres et merveilles
Les monstres, les créatures étranges et hors normes sont souvent associés au laid, au repoussant. Les artistes de notre sélection...
26 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Sandra Calligaro : à Visa pour l'image, les Afghanes sortent de l'ombre
Fahima (17 ans) révise dans le salon familial. Elle suit un cursus accessible en ligne sur son smartphone. Kaboul, Afghanistan, 24 janvier 2025. © Sandra Calligaro / item Lauréate 2024 du Prix Françoise Demulder
Sandra Calligaro : à Visa pour l’image, les Afghanes sortent de l’ombre
Pour la 37e édition du festival Visa pour l’Image à Perpignan qui se tient jusqu’au 14 septembre 2025, la photojournaliste Sandra...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d'images
© Jenny Bewer
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d’images
Dans son numéro #73, Fisheye sonde les représentations photographiques de l’amour à l’heure de la marchandisation de l’intime. À...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nicole Tung, ultime lauréate du Prix Carmignac !
Diverses espèces de requins, dont certaines sont menacées d'extinction, tandis que d'autres sont classées comme vulnérables, ont été ramenées à terre à l'aube par des pêcheurs commerciaux au port de Tanjung Luar, le lundi 9 juin 2025, à Lombok Est, en Indonésie. Tanjung Luar est l'un des plus grands marchés de requins en Indonésie et en Asie du Sud-Est, d'où les ailerons de requins sont exportés vers d'autres marchés asiatiques, principalement Hong Kong et la Chine, où les os sont utilisés dans des produits cosmétiques également vendus en Chine. La viande et la peau de requin sont consommées localement comme une importante source de protéines. Ces dernières années, face aux vives critiques suscitées par l'industrie non réglementée de la pêche au requin, le gouvernement indonésien a cherché à mettre en place des contrôles plus stricts sur la chasse commerciale des requins afin de trouver un équilibre entre les besoins des pêcheurs et la nécessité de protéger les populations de requins en déclin © Nicole Tung pour la Fondation Carmignac.
Nicole Tung, ultime lauréate du Prix Carmignac !
La lauréate de la 15e édition du Prix Carmignac vient d’être révélée : il s’agit de la photojournaliste Nicole Tung. Pendant neuf mois...
04 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
RongRong & inri : « L'appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Personal Letters, Beijing 2000 No.1 © RongRong & inri
RongRong & inri : « L’appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Le couple d’artiste sino‑japonais RongRong & inri, fondateur du centre d’art photographique Three Shadows, ouvert en 2007 à Beijing...
04 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger