« Puisque je voyageais et vivais avec Elizabeth, elle est devenue le sujet central de mes photos, un peu comme un reflet de moi-même. »
Erica Lennard présente Les Femmes, les Sœurs à l’espace Van Gogh dans le cadre de la 56e édition des Rencontres d’Arles. L’exposition est une relecture du livre éponyme paru en 1976 aux éditions des Femmes dans lequel les images de la photographe américaine dialoguent avec les poèmes de sa sœur Elizabeth. Amitiés féminines, nudité décomplexée et contes de fées, l’artiste revient sur la liberté qui régnait dans les années 1970 et offre une nouvelle perspective sur la sororité aujourd’hui. Rencontre.
Fisheye : Comment est né le livre Les Femmes, les Sœurs, que vous avez réalisé avec Elizabeth ?
Erica Lennard : Quand j’étais aux Beaux-Arts de San Francisco, je passais mon temps à photographier mes ami·es et ma sœur, imaginant ces clichés comme des contes de fées. On inventait de petites histoires, et je les déguisais avec des costumes de théâtre dans le jardin, à la manière de Cendrillon. Ayant lu beaucoup sur les artistes françaises des années 1930, 40 et 50, j’étais très attirée à l’idée de faire des portraits de femmes intéressantes. Puisque je voyageais et vivais avec Elizabeth, elle est devenue le sujet central de mes photos, un peu comme un reflet de moi-même. Ses poèmes sont venus après les images, et c’est ainsi que j’ai réalisé la première maquette du livre.
Qu’est-ce que le corps nu signifie pour vous à travers le médium photographique ?
Dans l’histoire du 8e art, le nu a toujours existé, et pour moi, c’était une évidence de montrer des corps dénudés. À Berkeley, en Californie, où j’ai grandi, nous étions très libérés, et la nudité n’avait rien de tabou. D’autant plus qu’à cette période, tout était naturel : être nu·e, habillé·e ou sans soutien-gorge. J’étais inspirée par des photographes comme Edward Weston. Photographier le nu, c’était comme faire une investigation à ma façon : montrer l’âme de la personne, sans artifices.
Dans ce livre, on découvre des portraits de votre sœur, de vos amies, mais aussi quelques autoportraits.
Quand j’ai commencé la photographie, et même durant mes années aux Beaux-Arts, je réalisais énormément d’autoportraits, y compris des nus. J’étais portée par une immense inspiration et une soif de créer des images. Chaque semaine, nous devions présenter nos travaux pour des critiques collectives à l’école, et j’arrivais régulièrement avec une cinquantaine d’autoportraits nus. Aujourd’hui, il peut paraître difficile d’imaginer une étudiante en photographie montrant de tels autoportraits à ses camarades et professeur·es. Mais à cette époque, nous ne nous posions pas tant de questions : la liberté était notre mot d’ordre. À tel point que nous avions même un cours où l’on était toutes et tous nu·es – enseignant·es, élèves et modèles. Nous voulions faire tomber l’idée que le corps dénudé était automatiquement perçu comme un objet érotique. Ce qui nous intéressait, c’était de l’explorer dans un contexte photographique.
« Pour moi, faire ces clichés allait bien au-delà du simple jeu : c’était un besoin viscéral. »
Vos images témoignent de moments de vie saisis sur l’instant. Comment se déroulaient les prises de vue avec Elizabeth et vos amies ?
C’étaient des moments de partage amicaux. Récemment, j’ai revu Leslie, une amie photographiée à cette époque, dont le portrait figure dans mon livre et l’exposition à Arles. Elle se souvenait avec précision d’un instant que j’avais oublié. Elle m’a dit : « Tu te rappelles cette station-service ? Tu as vu ce mur et tu m’as fait sortir de l’automobile pour me photographier à cet endroit. » Elizabeth aussi était force de proposition dans les prises de vue. Elle m’a remémoré l’histoire derrière son cliché dans la voiture abandonnée. Je n’avais plus les détails en tête, mais c’est elle qui avait déniché cette carcasse. Pour moi, faire ces clichés allait bien au-delà du simple jeu : c’était un besoin viscéral.
Ces photos, et notamment ce livre, ont-elles transformé votre perception des liens entre femmes ou des liens familiaux ?
Non, car ce que je photographiais, c’était notre quotidien. L’idée de l’amitié féminine, de l’amitié entre sœurs, était une réalité que nous vivions pleinement. Nous étions féministes dans nos actes, sans pour autant nous l’affirmer ou nous coller d’étiquette. Les amitiés étaient évidentes et fortes entre femmes.
Est-ce que vous avez un message pour les nouvelles générations de femmes, celles qui découvrent votre travail à Arles aujourd’hui, alors que le mot « sororité » se retrouve dans la bouche de toutes les féministes ?
J’estime qu’il faut continuer à s’exprimer, continuer à voir la puissance des femmes, savoir que tout est possible. Il ne faut ni douter ni se laisser influencer par les hommes et leurs regards. Pouvoir s’apprécier, écouter ses pensées intérieures. J’observe beaucoup les jeunes gens et il n’y a pas longtemps, sur une plage à Marseille, j’ai aperçu une bande de femmes. Elles étaient très naturelles, et très physiques. C’est une belle façon de renforcer les liens et les relations.
Avec toi et seule, édité par Actes Sud, offre une relecture de l’échange épistolaire visuel et poétique Les Femmes, les Sœurs. Accompagné de textes de l’historienne Clara Bouveresse et de documents d’archives issus de la collection d’Erica Lennard, il permet une plongée intime dans le cercle de la photographe, la liberté et la sororité.
160 pages
32 €