À Istanbul, le repaire de Bülent Kiliç est à son image: à la fois jeune et branché, sobre et discret. Le photographe turc de 36 ans passe inaperçu dans le bar où il a donné rendez-vous, derrière l’avenue Istikal, la grande artère piétonne d’Istanbul. Son Nikon D4 en bandoulière, il salue en anglais, choisit une table près de la fenêtre et s’inquiète de voir notre boîtier posé sur le bord de la table: « Attention ! Il faut toujours prendre soin de son appareil. »
Entre deux commandes pour l’Agence France Presse (AFP), où il a été titularisé au début du conflit syrien après dix ans de collaboration, Bülent Killiç déclare être dans un moment calme, « enfin, plutôt le calme avant la tempête, s’amuse-t-il. Ici, en Turquie, on n’est jamais tranquille très longtemps entre la guerre et la Syrie, les terroristes qui rôdent à nos frontières, le problème des Kurdes… »
“C’est compliqué de bosser sur ton pays, car tu as l’impression de ne jamais arrêter»
Sur fond de jazz, il détaille ses conditions de travail, forcément délicates lorsqu’il s’agit de documenter son pays: « Les cinq dernières années, ça a été le bordel en Turquie. Je dirais que les cinq prochaines seront identiques. C’est compliqué de bosser sur ton pays, car tu as l’impression de ne jamais arrêter. Alors je profite des moments comme celui-ci. »
Deux World Press Photo
Six mois plus tôt, il était à Kobané, en Syrie, pour un cliché qui lui a valu l’un de ses deux World Press Photo de l’année et les louanges de la profession. Des compliments qu’il accepte avec plaisir, tout en restant tourné vers l’avenir. « L’important, c’est de savoir ce que je ferai demain », lâche-t-il. À quoi pense-t-on quand on fait la une du Monde, du Guardian et du New York Times ? « À la prochaine ! coupe Bülent. Je vois ce métier comme une sorte de discipline. Si j’arrive à sortir de bonnes photos pendant 15 ans, là je pourrais me dire: OK, Bülent, tu as fait du bon boulot. »
La célébrité n’est pas le meilleur passeport pour qui veut être au cœur de l’action. « Les Turcs m’ont beaucoup sollicité après le World Press Photo remporté avec l’image de la place Taskim […] J’ai répondu uniquement par téléphone. Un photojournaliste doit rester discret », explique Bülent. Au fait, c’est quoi une bonne photo ? « Si tu prends le temps de regarder les gens, tu sauras faire une bonne photo. » Sur notre iPad, il fait défiler celles qu’ils a prises sur Istiklal et s’arrête sur celle de Kobané pendant un bombardement.
« Là, tu ne peux rien faire. Si ça se passe devant toi, tu as juste à prendre la photo si tu peux le faire. Sinon tu oublies. Ça dure une seconde: tu prends la photo et tu te baisses à cause du souffle de l’explosion. Quand je l’ai vue sur mon appareil, j’ai appelé mon boss immédiatement et je lui ai dit: va vite au desk, je t’enoie une photo très importante » explique le reporter.
Avoir de l’empathie
Bülent Kiliç n’est pas un photographe rompu à la guerre. Pas encore. Les premières balles qui sifflent, les premières bombes qui explosent et les murs qui tremblent, il les a découverts à Alep, en Syrie, en août 2012. Au début de sa mission, l’AFP lui impose de faire chaque jour l’aller-retour entre Alep et la Turquie pour, le soir venu, rentrer se mettre à l’abri. « On l’a fait deux jours, puis on a arrêté. Je ne peux pas bosser comme ça, bouger en permanence. J’ai dit à l’agence que moi, mon style, c’est plutôt de rester sur place, de passer du temps avec les gens. Il faut avoir de l’empathie pour ceux que tu prends en photo. » Jean-Marc Mojon, le chef du bureau de l’AFP à Bagdad, qui accompagnait Bülent sur cette mission, raconte : « À la guerre, parfois on est euphorique, exalté par la situation. Bülent, lui, n’est pas comme ça. Il reste calme, même dans le pire des merdiers. » Les deux hommes témoignent d’un séjour d’une violence inouïe où la mort guette à chaque coin de rue.
“Quand on voit ses amis tomber, on fait forcément plus attention»
Dans le café d’Istanbul, le photographe remue inlassablement son café et garde un silence pesant. « J’avais envie de sortir de notre planque à Alep, mais pourquoi prendre des risques inutiles ? Nous ne sommes pas invincibles. Voyez Olivier Voisin, Rémi Ochlik, mon ami James Foley… Tous sont morts en Syrie. Alors quand on voit ses amis tomber, on fait forcément plus attention. » Kiliç a décidé de devenir journaliste à 16 ans, après avoir vu un reporter tué par la police turque. « À l’université, je me suis dit qu’écrire, c’était bien, mais que moi, mon truc, c’était de montrer. »