Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »

21 juin 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
© Caroline Sohie
Une piscine remplie d'un liquide rouge
© Caroline Sohie

Autrefois carrefour de la traite et du commerce colonial, Bagamoyo, sur la côte tanzanienne, juste en face de Zanzibar, est aujourd’hui au cœur d’un projet pharaonique : la construction d’un port industriel, financé par la Chine, qui ambitionne d’en faire un hub maritime majeur. Entre les fantômes du passé et les promesses du développement, la photographe et architecte Caroline Sohie interroge ce territoire stratifié à travers sa série The Red That Stains. En mêlant photo, geste plastique et mémoire incarnée, elle tisse une œuvre à la fois politique et sensorielle, où l’image devient un révélateur de dissonances invisibles.

Fisheye : Vous vous définissez comme une « artiste de l’espace ». Que signifie cette expression dans votre pratique photographique ?

Caroline Sohie : Je suis née à Johannesburg, de parents belges. Dès le départ, mon existence a été marquée par un entre-deux – entre les continents, les cultures et les façons de voir le monde. Cela m’a forgé un regard attentif aux seuils, aux dissonances, aux zones silencieuses. Mon parcours d’architecte m’a permis d’approcher l’espace non pas comme un simple objet à concevoir, mais aussi comme une lentille, un support invisible à travers lequel la condition humaine se déploie. Quelqu’un m’a un jour appelée « artiste de l’espace » – une expression qui m’est restée, parce qu’elle capture cette volonté de penser le lieu comme un miroir du pouvoir, de l’identité, de la mémoire. Cela vaut autant pour mon travail architectural que photographique.

Comment la photographie façonne-t-elle votre rapport au monde ?

L’appareil photo m’accompagne depuis l’enfance. C’est mon père, photographe amateur passionné, qui m’a initiée à ce médium. J’ai appris avec lui à développer des pellicules, à respecter le temps du processus, à attendre que l’image invisible se révèle. Longtemps, j’ai été plus attirée par le moment fugitif, brut, que par l’image « parfaite ». La photographie est devenue un moyen de parler de ma propre voix, d’exprimer ma relation changeante avec le monde qui m’entoure. J’explore la relation souvent ambivalente entre les gens et leur environnement, en traçant les marques invisibles de l’histoire, du pouvoir et de la transformation. Je suis attirée par ce qui se trouve sous la surface – ce qui est négligé, dissimulé ou qui s’estompe lentement. Dans un monde marqué par des changements accélérés et radicaux, je considère ce médium comme un moyen de ralentir, d’observer les contradictions et les tensions, et de laisser place à l’ambiguïté. Une photographie peut être porteuse d’un poids émotionnel, de cicatrices historiques et d’un sens stratifié bien au-delà de son cadre visible. Comme le rappelle Roland Barthes, « la photographie n’est pas un simple miroir de la réalité, c’est un champ de forces, un système de tensions ». Je m’intéresse à ces tensions – entre présence et absence, beauté et violence, appartenance et déplacement. Mon espoir n’est pas d’apporter des réponses, mais de susciter des questions ; de déloger doucement les certitudes et d’offrir de nouvelles façons de voir le monde, même s’il est fragmenté ou irrésolu.

© Caroline Sohie
Une femme voilée tout de bleu vêtue. Elle est de dos.
© Caroline Sohie

Comment est née votre série The Red That Stains ?

Elle est née d’une question : comment un lieu – sa culture, sa mémoire et son identité spatiale – survit-il face à une transformation accélérée ? En 2014, j’ai lancé un projet de recherche urbaine à long terme sur l’impact de l’urbanisation rapide sur de petites localités soumises à une pression mondiale intense. J’ai passé quatre ans à Bagamoyo, ancienne ville de traite esclavagiste, marquée par la colonisation et aujourd’hui au centre d’un projet pharaonique : la construction d’un immense port financé par la Chine. Je voulais comprendre comment ces mutations affectent les identités locales. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard, en revisitant mes images, qu’un autre récit, plus lent, plus poétique, s’est imposé. J’ai alors commencé à retravailler mes archives personnelles, non pas en tant que documentation, mais en tant qu’histoire visuelle.

Pourquoi ce titre énigmatique ?

Il s’est révélé au fur et à mesure de l’évolution de l’œuvre. D’un certain point de vue, les images peuvent être lues comme esthétiquement séduisantes, mais leur réalisation comporte un acte de rupture, de déformation, d’effacement, de transformation. Tout comme le paysage de Bagamoyo a été marqué par des vagues d’extraction, de colonisation et de déplacement, les images elles-mêmes sont porteuses d’une tension similaire. Leur beauté n’est pas sans conséquence, elle a un poids. La métaphore de la violence lente a guidé ma réflexion. C’est comme un saignement de nez – à peine perceptible au début, un filet d’eau, et puis, soudain, un rouge profond s’étend, tachant tout ce qu’il touche. À Bagamoyo, ces taches de sang sont le fruit de siècles de travail : le colonialisme, la traite des esclaves et, aujourd’hui, les investissements mondialisés continuent de redessiner les contours physiques et culturels de la région. Ces forces éclatent rarement – elles s’infiltrent, tranquillement, avec persistance, mais leurs traces sont partout.

Votre pratique artistique ne s’arrête pas à la prise de vue. Pouvez-vous nous parler de votre processus de création ?

Revenir à ces images plusieurs années plus tard m’a permis de les aborder autrement. J’ai commencé à les transformer physiquement en les tachant, les peignant, les rayant, les altérant. Cela fait écho à la matérialité du lieu lui-même, à ses strates. Ce travail manuel m’a permis de transformer la surface photographique en un palimpseste de temps et de mémoire, et a ajouté un élément surréaliste, en résonance avec l’inquiétant courant sous-jacent d’un changement irréversible. 

Photo d'un paysage qui a été altérée
© Caroline Sohie
Plusieurs palmiers, certains n'ont plus que leur tronc.
© Caroline Sohie
Gros plan sur une plante verte
© Caroline Sohie
Plage et mer, avec un apport de peinture rouge et blanc sur une partie de la photographie
© Caroline Sohie

Comment avez-vous concilié engagement personnel, mémoire collective et regard artistique dans cette œuvre ?

À mon avis, The Red That Stains n’est pas une œuvre objective, c’est une enquête profondément politique et poétique. Bien qu’enracinée dans la géographie spécifique de Bagamoyo, l’œuvre transcende le lieu. Elle aborde des questions globales auxquelles nous sommes tous confrontés : l’héritage de l’extraction, la violence du déplacement et l’effacement silencieux, mais persistant de la représentation culturelle. Je m’interroge sur la manière dont nous définissons la valeur – de la terre, de la nature, de la vie humaine – et sur les personnes qui ont le droit de faire ces définitions. Les images réfléchissent à la manière dont les sociétés abordent les changements radicaux – comment l’adaptation peut être à la fois une nécessité pour la survie et un vecteur de transformation forcée. À un niveau plus subliminal, l’œuvre s’intéresse à l’éternel regard exotique porté sur l’Afrique. Par la réappropriation et la subversion de l’imagerie de l’époque coloniale et des clichés idylliques, je m’interroge sur la manière dont le continent a longtemps été objectivé en tant que ressource romantisée, extraite et intégrée dans des récits qui ne sont pas les siens.

Y a-t-il eu une rencontre qui a transformé votre approche du projet ?

Oui, un jour, dans un champ envahi par la végétation, un homme en maillot de foot fluo et casquette rouge est apparu. C’était un devin, un attrapeur de serpents. Il a accompli un rituel sacré juste là où je venais de photographier. Il en a sorti un serpent, du sol. Ce qui m’a le plus frappé, ce n’est pas seulement la nature surréaliste de l’événement, mais la façon dont il s’est déroulé dans le rythme de la vie quotidienne. C’était comme si le mythique et le banal avaient momentanément fusionné. Cette rencontre a bouleversé ma perception du réel. Elle m’a rappelé que le monde n’est pas binaire, mais stratifié, fluide. C’est ce type d’expérience qui me pousse à créer des images où le matériel et le métaphysique coexistent.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur Bagamoyo, alors que le projet de port semble relancé ?

En 2019, le projet de port de Bagamoyo aurait été suspendu en raison de préoccupations concernant les conditions d’exploitation liées aux investissements étrangers. Pendant un certain temps, l’avenir de cet ambitieux projet d’infrastructure est resté incertain. Cependant, des événements récents signalent une reprise significative. En février de cette année, la Tanzania Ports Authority (TPA) a confirmé que le gouvernement avait signé des protocoles d’accord avec la Chine, l’Égypte et l’Arabie Saoudite pour faire avancer les plans initiaux du port. Avec une capacité prévue de 20 millions de conteneurs par an, Bagamoyo est en passe de devenir l’un des plus grands centres de commerce maritime du continent africain. Ces développements marquent une nouvelle phase dans la transformation de la région. Une phase qui réactive de nombreuses tensions et questions écologiques, économiques et sociales qui sont au cœur de The Red That Stains.

Portrait d'une personne voilée, son visage est dissimulé par de la feuille d'or
© Caroline Sohie
Tâche dorée
© Caroline Sohie
Deux statues de dauphins trônent de chaque côté d'un chemin avec des palmiers.
© Caroline Sohie
Photographie d'un paysage qui semble avoir été altérée.
© Caroline Sohie
Tache rouge sur une photo de paysage paradisiaque
© Caroline Sohie
Vue sur la mer, un homme est assis sur un mur en pierre, on le voit de dos.
© Caroline Sohie
Peinture sur une photographie d'un paysage.
© Caroline Sohie
photo d'un paysage avec des gouttelettes rouges
© Caroline Sohie
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