« Ces villages sont des capsules temporelles »

12 mars 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Ces villages sont des capsules temporelles »

Photographe chinois de 27 ans, Yangkun Shi est spécialisé dans le reportage. Dans Retrotopia, il part à la découverte de villages collectifs, vestiges du modèle économique développé par le gouvernement de Mao Zedong. Rencontre avec l’auteur.

Fisheye : Peux-tu te présenter brièvement ?

Yangkun Shi :

Je suis né dans la province de Henan, en Chine. Je suis diplômé, depuis 2016, de l’université des arts de Londres – un master en photojournalisme et photographie documentaire. Durant ma première année d’études, j’ai découvert les travaux d’Henri Cartier-Bresson et W. Eugene Smith, et j’ai commencé à travailler pour le journal de l’université, en m’imaginant en futur reporter. Aujourd’hui, je suis photojournaliste, en Chine.

Comment penses-tu tes séries ? Et Retrotopia ?

Je pense que mon approche est influencée par ma propre expérience du média : ma manière d’aborder les gens et de les photographier est basée sur mes connaissances journalistiques. Si j’aime prévoir mes shootings, je me fie toujours à mon instinct lorsque je suis dans l’action. Je shoote toujours à l’argentique, en prenant mon temps. J’ai commencé à réaliser Retrotopia en 2018, lorsque je me suis rendu dans quelques villages collectifs de Chine. J’y ai passé quelques jours à chaque fois. Cette série est, de plus, une commande de Sixth Tone [un magazine web consacré à la Chine], et j’ai eu la chance de travailler en collaboration avec deux reporters très talentueux.

Quels villages as-tu documentés ?

Je me suis intéressé à des villages situés dans plusieurs provinces de Chine, qui fonctionnent grâce à un modèle économique collectif. Chacun d’eux est influencé par un fort contexte politique. Le village de Dazhai, par exemple, est connu pour avoir servi d’exemple à Mao Zedong pour sa campagne politique « Dans l’agriculture, apprendre de Dazhai ». Il est devenu le village modèle de la Chine, durant les années 1960 et 1970. Toute la génération de mes parents connaît son histoire. Après la réforme économique chinoise de 1978, de nombreux villages se sont tournés vers la privatisation et le marketing. Certains lieux, cependant, ont souhaité garder ce modèle d’économie collective.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur un tel sujet ?

En 2018, je suis allé visiter Huaxi, un village riche. Près de la place principale du village, se trouve un gratte-ciel de 76 étages – un peu plus grand que le Chrysler Building de New York. Cela m’a fasciné. De plus, un autre village, celui de Nanjie, est situé à côté de ma ville d’origine, dans la province d’Henan. J’ai donc entendu des récits sur ces « sociétés communistes » depuis mon enfance. Je me suis intéressé très tôt à ces endroits et à la vie de leurs habitants. Ces villages sont des sortes de capsules temporelles, qui me transportent dans le passé et m’aident à comprendre d’où je viens.

© Yangkun Shi

Comment ces lieux sont-ils organisés ?

En pratique, ces villages agissent comme des commerces : le gouvernement du village dirige une société, et les résidents travaillent pour elle. En retour, ils reçoivent un salaire, des compensations et un lieu de résidence. Sur papier, le système permet à chaque habitant d’être riche et en bonne santé. Mais les villages collectifs sont tous différents, et ne possèdent pas forcément la même économie. Huaxi, par exemple, situé dans la province de Jiangsu, déclare être le « village le plus riche de Chine ». Or, dans ce lieu, des résidents se plaignent de ce succès économique, qui a contribué à créer une classe privilégiée, en plein cœur du village.

Peux-tu nous en dire plus sur Huaxi ?

Dans les années 1980, le gouvernement chinois a encouragé la privatisation des entreprises. Le village a donc adopté certaines caractéristiques de ce modèle économique : le gouvernement de Huaxi dirige le Huaxi Group, un commerce qui contrôle le village, ses terres et propriétés. Si pour la plupart des résidents le modèle est un succès – chacun reçoit un logement et une part de l’entreprise –, des inégalités persistent. L’opulence de Huaxi a attiré environ 35 000 nouveaux habitants, qui ne vivent pas dans les mêmes conditions que les 3 000 résidents du centre du village. Aujourd’hui, de nombreux excentrés travaillent pour des salaires bien plus bas que ceux qui habitent au cœur du territoire, et ne bénéficient pas du même accès à l’éducation, ni à la santé.

Comment interroges-tu la notion d’utopie, dans ce projet ?

Je suis fasciné par la relation entre l’utopie et le réel, entre un individu et une communauté. Ces notions doivent se confronter, et des compromis doivent être mis en place par tous, pour qu’une société puisse fonctionner. Je n’ai jamais souhaité représenter un lieu utopique. Au contraire, j’utilise le documentaire pour interroger la dimension utopienne de ces territoires.

À quelles difficultés ces villages collectifs doivent faire face ?

La plupart des habitants regrettent la Chine de Mao Zedong. Si ces sociétés peuvent sembler utopiques, les jeunes, plus individualistes que leurs parents, éprouvent des difficultés à suivre cet esprit collectif, construit autour du sacrifice du « soi » au profit d’une communauté. Le succès du village de Huaxi engendre une division inégale de ses richesses et l’existence d’une classe privilégiée. Enfin, le passé doré de Dazhai (le village modèle selon Mao Zedong) a conduit les habitants à un mode de vie régi par la nostalgie.

Comment ces villages envisagent-ils leur futur ?

Ils développent tous des projets différents. Le village de Huaxi, par exemple, investit dans l’agriculture, la technologie, les industries de sport électronique [des compétitions de jeux vidéo en réseau local – LAN party – ou via Internet sur consoles ou ordinateurs, ndlr], et même le secteur minéral, important en Afrique. Ces villages ne feront jamais faillite, tant que leurs communautés continueront à fonctionner.

© Yangkun Shi© Yangkun Shi

© Yangkun Shi

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© Yangkun Shi© Yangkun Shi

© Yangkun Shi© Yangkun Shi

© Yangkun Shi

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