La galerie Sator à Paris présente Ceux qui creusent, la collection de cartes postales et de dessin de l’artiste et collectionneur Éric Manigaud, qui archive et met en lumière les atrocités de la colonisation belge au Congo. Une exposition coup de poing qui donne à réfléchir sur le pouvoir dénonciateur de l’image. Du 14 mai au 22 juillet à la galerie Sator.
« Travail forcé, otages, esclaves enchaînés, porteurs affamés, villages incendiés, sentinelles paramilitaires des compagnies et chicotte étaient partout présents. Des milliers de réfugiés qui avaient franchi le fleuve Congo pour fuir le régime de Léopold finirent par le retraverser pour échapper aux Français. La perte de la population dans la forêt équatoriale riche en caoutchouc contrôlée par la France est estimée, exactement comme dans le Congo de Léopold, à environ cinquante pour cent. » Voici ce qu’écrivait Adam Hochschild en 1998 dans son ouvrage Les fantômes du Roi Léopold II, qui revient sur les atrocités commises par le régime colonial belge au Congo entre 1885 et 1920. Dans une exposition à la galerie Sator Komunuma, entre Paris et Romainville, le collectionneur Éric Manigaud donne à voir son archive de carte postales photographiques illustrant cette sombre période. Y figurent aussi des dessins issus d’archives photographiques du MRAC de Tervuren en Belgique.
Le 8e art, pendant ces décennies de violences sans nom, devient en effet un moyen de dénonciation auprès de la communauté internationale. Ces photographies furent les premières preuves tangibles des violences esclavagistes et donnèrent lieu à la première campagne humanitaire mondiale en soutien de populations en danger. Les montrer aujourd’hui est un acte d’une force extraordinaire. En 2020, le roi Philippe de Belgique devenait le premier chef d’État européen à exprimer avec clarté et sans équivoques ses regrets pour les crimes commis par son pays et sa famille en Afrique. « Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore présentes dans nos sociétés » écrivait-il dans une lettre officielle adressée au président de la République démocratique du Congo Félix Tshisekedi, à l’occasion des 60 ans de l’indépendance. Il y évoquait, en guise de premières excuses, les « actes de violence et de cruauté qui pèsent sur notre mémoire collective. » Ceux qui creusent est une exposition coup de poing qui nous fait mesurer l’ampleur du retard des pays européens, se voulant chantres de la démocratie, en matière de devoir de mémoire.
La prise de conscience des horreurs coloniales par l’usage de la photographie
Par l’exposition de l’immense archive d’Éric Manigaud, la galerie Sator mène une réflexion sur le pouvoir de l’image et sa capacité à faire bouger les consciences. A la fin du 19e siècle, la photographie reste une rareté, mais assume déjà son rôle de témoin clé du réel. L’invention de la chambre à air et du pneumatique accompagne le développement croissant de l’industrie automobile et de la bicyclette. Les plantations européennes implantées en Afrique se lancent alors dans une course frénétique à la recherche de l’hévéa, servant à la fabrication du caoutchouc. Le territoire du Congo en est richement pourvu. Le roi Léopold II inaugure une politique d’extraction acharnée, violente, brutalisant les populations locales pour atteindre des rythmes de travail qui s’apparentait à de l’esclavage en bonne et due forme. Les soldats de la Force publique, au service des sociétés d’exploitation et de Léopold II, attaquaient les villages qui ne se montraient pas assez productifs et domptaient dans le sang toute tentative de négociation. Viols, fouets, exécutions sommaires, membres coupés et massacres de masse étaient à l’ordre du jour.
Dans ce climat de terreur coloniale, les premières dénonciations internationales commencent à se faire entendre en 1897. Des missionnaires protestant·es britanniques s’installent au Congo au tournant du siècle. Alice Seeley Harris en fait partie et y réside avec son mari John, de 1898 à 1905. Rapidement, elle prend conscience des atrocités perpétrées sur place et s’empare du moyen photographique pour dénoncer la violence quotidienne et la diffuser auprès des sociétés européennes. Les congolais·es comprennent l’importance de la photographie et ce que l’image peut leur apporter : un éclairage sur leur condition et peut-être un premier pas vers la libération des horreurs coloniales belges. Iels se rendent volontairement chez ces missionnaires, Alice Seeley Harris en tête, pour qu’iels photographient leurs corps martyrisés. Avec le soutien de la récente Congo Reform Association, comptant de nombreux·ses écrivain·es et intellectuel·les tels Mark Twain, Joseph Conrad, le Consul britannique Roger Casement, le journaliste anglais Edmund Morel ou Arthur Conan Doyle, démarre la première campagne humanitaire mondiale de dénonciation de l’histoire moderne. Il ne s’agit pas pour les Harris de remettre en cause véritablement la colonisation, une entreprise encore considérée comme « civilisatrice », mais de sensibiliser l’opinion internationale aux aberrations qui règnent au Congo. Léopold II essaiera de contrecarrer cette campagne de dénonciation sans trop de succès. En 1908, il renonce à sa propriété sur le Congo, mais le nouveau Congo belge demeure une colonie de la Belgique. Pendant la Première Guerre Mondiale les violences se poursuivent, poussées par les exigences folles d’extraction de ressources. Ce n’est que dans les années 1920 que la situation commence à évoluer au Congo. De cette période, émerge la certitude que la photographie est un moyen de pouvoir et d’influence. La photographie documentaire a joué un rôle central dans la lutte des congolais·ses pour leur indépendance et leur survie : cette première grande guerre de l’opinion est une prise de conscience généralisée de la puissance de la photographie.
Image d’ouverture : Carte postale, Colonne de porteurs dans la plaine de lave, 2022