La célèbre photographe correspondante de guerre et artiste surréaliste expose ses photomontages dédiés à son enfance espagnole dans de superbes tirages. Des images qui conjurent la mort et composent un hymne à la vie dans des couleurs flamboyantes à découvrir à la Fisheye Gallery d’Arles !
« Ces messieurs existent-ils vraiment ? Car je ne les vois pas dans la rue. » Voici une des premières interrogations formulées par Christine Spengler à son oncle et sa tante lors de son arrivée dans l’appartement de la calle Velasquez, à Madrid, à l’âge de 7 ans. Les toreros – les messieurs en question – sont notamment présents à la nouvelle exposition de l’artiste à la Fisheye Gallery. « Dans l’appartement de Marcelle et Louis – un grand aficionado de la tauromachie –, je découvris une atmosphère taurine. De nombreux tableaux de toreros décoraient les murs. J’étais sidérée par la dignité que dégageaient leurs poses ! Et j’étais fascinée par la préciosité et les couleurs de leurs vêtements », se souvient la photographe. Nous sommes au début des années 1950, et Christine Spengler est loin de penser que le rouge des arènes de son enfance la poursuivra jusqu’à Sabra et Chatila (camps de réfugiés à Beyrouth où furent perpétrés les massacres de plusieurs centaines de Palestiniens, en 1982). Celle qui a découvert sa vocation en 1970 au Tchad, au côté de son jeune frère Éric, a depuis couvert plus de conflits qu’aucun homme. En 1984, après son arrestation à Beyrouth par les combattants morabitounes qui l’accusent d’être une espionne sioniste, de retour à Madrid, elle fait le serment de créer, pour chaque photo de deuil prise au cours de sa carrière, une photo de vie, un hymne à la beauté.
Hommage aux êtres aimés
Un an plus tôt, en 1983, elle trouve le moyen d’abolir la frontière entre les vivants et les morts en réalisant ses premiers photomontages. L’idée lui vient sur la tombe de son frère, enterré à Mulhouse dix ans plus tôt. « Je suis revenue dans cette ville, “mon pèlerinage interdit”, et comme les femmes dans les cimetières des martyrs en Iran, j’ai décidé de rendre hommage aux êtres aimés. J’ai couru jusqu’à la maison familiale récupérer des portraits, et je suis allée acheter une pellicule couleur. Puis j’ai entouré les portraits de mes êtres chers de sable, de gravier, de verre brisé. Je les ai ensuite parés de tissu aux couleurs éclatantes. Et pour finir, j’ai photographié mes installations », explique l’artiste enfin réconciliée avec la photographie couleur. À chaque retour de guerre, elle réitère ses photomontages avec sa famille, ses idoles – Frida Kahlo, Marguerite Duras et Maria Callas – ainsi qu’avec les vierges et les toreros de son enfance.
Ce matin-là, dans son appartement-musée, elle plonge loin dans ses souvenirs : sa première corrida auprès du consul de Monaco, ses premiers portraits du milieu taurin, ou encore ses douze pages dans le supplément du dimanche d’El Pais. « Avant de pouvoir approcher les maestros, j’ai commencé par photographier les picadors. Ensuite, ils annonçaient la francescita (la Petite Française) auprès des grands. » Joselito, Enrique Ponce, Espertaco… Christine Spengler a passé des mois à photographier les plus célèbres toreros. Dans les arènes pour l’essentiel – puisqu’un torero n’a pas le droit de poser dans son habit de lumière en dehors –, et de manière frontale. « Qu’il s’agisse de photo de guerre ou de photomontage, je déteste voler des photos. C’est pourquoi tous me regardent droit dans les yeux. » Et quand les maestros étaient disparus, elle empruntait les portraits dans les magasins de forains. « Notre métier de correspondant de guerre est tout à fait similaire à celui du torero, à la différence que le torero affronte la mort en un lieu et un horaire précis – el cinco de la tarde (5 heures de l’après-midi). Deux heures plus tard, s’il n’est pas blessé, il est considéré comme un survivant jusqu’à la prochaine corrida ; alors que le photographe de guerre n’est pas sorti de l’arène tant qu’il n’a pas mis un pied dans l’avion », ajoute l’artiste. Que seraient les toreros sans leurs amantes, les célèbres cupletistas parées d’un châle de Manille, le chignon hérissé de peinetas et d’œillets ? Christine Spengler a aussi rendu hommage aux vierges devant lesquelles les combattants se recueillaient avant de pénétrer dans l’arène. Aux côtés de ses créations, semblables à des ex-voto, le public pourra découvrir une série de tirages Cibachromes inédits, réalisés par le maître Roland Dufau. Tout un univers dédié à la tauromachie.
Fisheye Gallery
Jusqu’au 12 juin 2022
19 rue Jouvène, 13200 Arles
© Christine Spengler