L’artiste franco-sénégalaise revient avec de nouvelles œuvres, photographies et collages, qui poursuivent son engagement pour « défendre l’éminence de l’esprit et de l’âme de la femme noire ». Elle sera exposée en cette fin d’année à l’Akaa et à la Fisheye Gallery. L’historien et documentariste Pascal Blanchard analyse le travail de la photographe dans un texte inédit qui sera à retrouver dans un livre publié en novembre.
Est-il possible de résumer Delphine Diallo et son travail ? Non. Il est multiple, multiforme et surtout multidirectionnel. Pour autant, quatre mots me viennent à l’esprit face à ses travaux : le corps, l’Afrique, l’histoire et la spiritualité. J’aime dire, lorsque je parle de son travail et de ses créations – qui croisent bien souvent mes propres recherches sur l’histoire de l’Afrique ou le colonialisme –, qu’elle est une artiste visuelle émotionnelle. Son inspiration est triangulaire : entre l’Afrique (Dakar), l’Europe (Paris) et l’Amérique (Brooklyn, où elle travaille aujourd’hui) ; mais aussi au carrefour de la mythologie, de l’histoire (coloniale et africaine), de l’anthropologie, des sciences et, pour ceux regardent bien (et la connaissent un peu), des arts martiaux.
Elle n’hésite pas à défier les normes, à bouleverser le regard, à prendre les traces iconiques du passé pour en faire des objets vivants et visuels du présent qui filent comme des comètes sur Instagram et se fixent dans nos regards comme sur les murs des galeries. Elle utilise tous les procédés pour déconstruire le regard, du collage à l’illustration, des technologies de réalité virtuelle à la photographie analogique et numérique, et explore toutes les possibilités pour rendre visible l’invisible. Son parcours est fascinant, elle se questionne depuis plus d’une décennie – depuis qu’elle fut l’assistante de Peter Beard pour le calendrier Pirelli 2009 au Botswana, en passant par son solo show à Arles en 2018 sur la place des images du passé dans nos fabrications du regard actuel. C’est ainsi que j’ai été percuté par ses créations lorsque je préparais l’ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018) – de 2013 à 2018. J’ai eu le sentiment qu’elle était une des artistes contemporaines les plus puissantes pour déconstruire les images du passé colonial, et notamment les représentations de la domination sur les corps qu’avaient produits les colonisateurs. Elle dit qu’elle voit l’art comme « un accès à l’illumination, la sagesse, la peur, la beauté, la laideur, le mystère, la foi, la force et l’intrépidité ». En réalité, elle va beaucoup plus loin dans son travail sur les femmes noires en leur donnant une dignité d’une puissance qui traverse l’écran.
Sexe, race & colonies
Dès ses premières créations – Renaissance, sa famille au Sénégal depuis son studio Magic –, elle se place dans les traces des plus grands. Tel Malick Sidibé, elle fabrique une relation entre elle et son sujet, sans filtre, mais d’une puissance évidente. J’avais été sensible à ce que j’avais vu d’elle aux Rencontres africaines de la photographie de Bamako (2011) ou à la biennale Photoquai à Paris (2015), mais elle est désormais en rythme de croisière, et depuis deux ou trois ans, elle explore des territoires qui en font l’une des plus prometteuses photographes de la décennie.
Spiritualité puissante
Son travail est véritablement une anthropologie du regard et de la déconstruction. Bien au-delà que de simplement « décoloniser les regards », elle fait prendre conscience de la puissance de la violence des images coloniales dans toutes leurs dimensions. Elle fait revivre ses « modèles » et les transcende, comme avec sa famille au Sénégal qu’elle a transformée en mythes vivants à la spiritualité puissante. Lorsqu’elle affirme vouloir « défendre l’éminence de l’esprit et de l’âme de la femme noire », elle fait bien plus en brisant les chaînes du regard – y compris celui des sociétés patriarcales – qui, pendant plus d’un siècle, l’ont réduite à un « objet » du regard. Elle lui donne une autre dimension dans ses photographies. Elle cherche la beauté intérieure de ces « modèles » qu’elle fusionne avec leur beauté extérieure, fabriquant une forme de syncrétisme iconique d’une force démesurée. Elle parvient à incarner cette femme noire bien au-delà d’une simple représentation, elle en fait l’incarnation. Elle le dit avec justesse : « Je ne prends pas de photos, je donne des photos. » Ce qui se double par la puissance évocatrice de ses autoportraits et l’enchevêtrement des artefacts qu’elle met alors en scène. J’aime à dire qu’elle travaille comme les orientalistes du XIXe siècle, mais des orientalistes qui auraient lu Fanon et Césaire, qui auraient compris tout ce qu’ils voyaient et dont les peintures n’auraient pas été destinées aux salons des grandes métropoles coloniales. Des orientalistes qui auraient, en fin de compte, véritablement compris l’Afrique.
Le vernissage de Divine, la dernière exposition de Delphine Diallo, aura lieu le jeudi 4 décembre 2021, à partir 18h30, à la Fisheye Gallery. Venez nombreux !
Divine, Éditions Hat&Beard Press, 60 €, 156 p.
© Delphine Diallo