Delphine Diallo brise les chaînes du regard

04 novembre 2021   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Delphine Diallo brise les chaînes du regard

L’artiste franco-sénégalaise revient avec de nouvelles œuvres, photographies et collages, qui poursuivent son engagement pour « défendre l’éminence de l’esprit et de l’âme de la femme noire ». Elle sera exposée en cette fin d’année à l’Akaa et à la Fisheye Gallery. L’historien et documentariste Pascal Blanchard analyse le travail de la photographe dans un texte inédit qui sera à retrouver dans un livre publié en novembre.

Est-il possible de résumer Delphine Diallo et son travail ? Non. Il est multiple, multiforme et surtout multidirectionnel. Pour autant, quatre mots me viennent à l’esprit face à ses travaux : le corps, l’Afrique, l’histoire et la spiritualité. J’aime dire, lorsque je parle de son travail et de ses créations – qui croisent bien souvent mes propres recherches sur l’histoire de l’Afrique ou le colonialisme –, qu’elle est une artiste visuelle émotionnelle. Son inspiration est triangulaire : entre l’Afrique (Dakar), l’Europe (Paris) et l’Amérique (Brooklyn, où elle travaille aujourd’hui) ; mais aussi au carrefour de la mythologie, de l’histoire (coloniale et africaine), de l’anthropologie, des sciences et, pour ceux regardent bien (et la connaissent un peu), des arts martiaux. 

Elle n’hésite pas à défier les normes, à bouleverser le regard, à prendre les traces iconiques du passé pour en faire des objets vivants et visuels du présent qui filent comme des comètes sur Instagram et se fixent dans nos regards comme sur les murs des galeries. Elle utilise tous les procédés pour déconstruire le regard, du collage à l’illustration, des technologies de réalité virtuelle à la photographie analogique et numérique, et explore toutes les possibilités pour rendre visible l’invisible. Son parcours est fascinant, elle se questionne depuis plus d’une décennie – depuis qu’elle fut l’assistante de Peter Beard pour le calendrier Pirelli 2009 au Botswana, en passant par son solo show à Arles en 2018 sur la place des images du passé dans nos fabrications du regard actuel. C’est ainsi que j’ai été percuté par ses créations lorsque je préparais l’ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018) – de 2013 à 2018. J’ai eu le sentiment qu’elle était une des artistes contemporaines les plus puissantes pour déconstruire les images du passé colonial, et notamment les représentations de la domination sur les corps qu’avaient produits les colonisateurs. Elle dit qu’elle voit l’art comme « un accès à l’illumination, la sagesse, la peur, la beauté, la laideur, le mystère, la foi, la force et l’intrépidité ». En réalité, elle va beaucoup plus loin dans son travail sur les femmes noires en leur donnant une dignité d’une puissance qui traverse l’écran. 

© Delphine Diallo© Delphine Diallo

Sexe, race & colonies 

Dès ses premières créations – Renaissance, sa famille au Sénégal depuis son studio Magic –, elle se place dans les traces des plus grands. Tel Malick Sidibé, elle fabrique une relation entre elle et son sujet, sans filtre, mais d’une puissance évidente. J’avais été sensible à ce que j’avais vu d’elle aux Rencontres africaines de la photographie de Bamako (2011) ou à la biennale Photoquai à Paris (2015), mais elle est désormais en rythme de croisière, et depuis deux ou trois ans, elle explore des territoires qui en font l’une des plus prometteuses photographes de la décennie. 

Spiritualité puissante

Son travail est véritablement une anthropologie du regard et de la déconstruction. Bien au-delà que de simplement « décoloniser les regards », elle fait prendre conscience de la puissance de la violence des images coloniales dans toutes leurs dimensions. Elle fait revivre ses « modèles » et les transcende, comme avec sa famille au Sénégal qu’elle a transformée en mythes vivants à la spiritualité puissante. Lorsqu’elle affirme vouloir « défendre l’éminence de l’esprit et de l’âme de la femme noire », elle fait bien plus en brisant les chaînes du regard – y compris celui des sociétés patriarcales – qui, pendant plus d’un siècle, l’ont réduite à un « objet » du regard. Elle lui donne une autre dimension dans ses photographies. Elle cherche la beauté intérieure de ces « modèles » qu’elle fusionne avec leur beauté extérieure, fabriquant une forme de syncrétisme iconique d’une force démesurée. Elle parvient à incarner cette femme noire bien au-delà d’une simple représentation, elle en fait l’incarnation. Elle le dit avec justesse : « Je ne prends pas de photos, je donne des photos. » Ce qui se double par la puissance évocatrice de ses autoportraits et l’enchevêtrement des artefacts qu’elle met alors en scène. J’aime à dire qu’elle travaille comme les orientalistes du XIXe siècle, mais des orientalistes qui auraient lu Fanon et Césaire, qui auraient compris tout ce qu’ils voyaient et dont les peintures n’auraient pas été destinées aux salons des grandes métropoles coloniales. Des orientalistes qui auraient, en fin de compte, véritablement compris l’Afrique.

Le vernissage de Divine, la dernière exposition de Delphine Diallo, aura lieu le jeudi 4 décembre 2021, à partir 18h30, à la Fisheye Gallery. Venez nombreux !

Divine, Éditions Hat&Beard Press, 60 €, 156 p.

© Delphine Diallo© Delphine Diallo

© Delphine Diallo

© Delphine Diallo

Explorez
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les missives intimes de Julian Slagman
A Bread with a Sturdy Crust, de la série A Failed Attempt to Photograph Reality © Julian Slagman
Les missives intimes de Julian Slagman
Avec A Failed Attempt to Photograph Reality Julian Slagman compose des lettres personnelles qui mêlent des images monochromes et des...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
26 séries de photographies qui capturent l'hiver
Images issues de Midnight Sun (Collapse Books, 2025) © Aliocha Boi
26 séries de photographies qui capturent l’hiver
L’hiver, ses terres enneigées et ses festivités se révèlent être la muse d’un certain nombre de photographes. En ce jour de Noël, la...
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Thomas Andrei
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
© Natural Johnson / Instagram
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
Dans notre sélection Instagram de la semaine, les artistes célèbrent l’amitié féminine et la sororité. Sur leurs photographies, des...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger