Désiré, désapé, libéré

26 septembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Désiré, désapé, libéré
© Ahmad Naser Eldein. Afloat.
© Sonia Sieff. Le nu éthiopien, 2021.

Livres, magazines, collecte participative… Les initiatives se multiplient pour diversifier la représentation du corps masculin et offrir des images destinées à un large public. Cet article, signé Mathieu Oui, est à retrouver dans notre dernier numéro Fisheye #67.

Cachez ce sexe que l’on ne saurait voir… La représentation photographique du corps des hommes est-elle toujours taboue au 21ᵉ siècle ? En comparaison avec la surexposition des courbes féminines dans les médias et l’espace public, le nu masculin est longtemps resté cantonné à quelques initiatives isolées – à l’instar du célèbre calendrier des Dieux du stade – ou à des publications destinées à un public majoritairement gay. Les choses seraient- elles en train d’évoluer ? Plusieurs projets éditoriaux tentent de libérer le mâle du tabou autour de sa nudité et rencontrent un certain succès. Preuve en est, le bon accueil réservé à l’ouvrage de Sonia Sieff, Rendez-vous !, sorti en mars dernier. Avec ce titre en forme d’appel à déposer les armes, il regroupe 80 photos d’hommes saisis dans leur plus simple appareil. La photographe française est partie à la rencontre de ses modèles dans plusieurs pays d’Europe et jusqu’en Afrique pour montrer la masculinité dans sa diversité de corps, d’âges, de couleurs. « Ces hommes étaient un peu fébriles de poser car c’était une première pour la plupart d’entre eux, mais finalement la mise à nu fut surtout d’ordre psychologique », souligne-t-elle. L’artiste avait déjà en tête ce projet il y a vingt ans, mais elle l’avait trouvé difficile à mener jusqu’à présent en raison notamment de l’idée reçue selon laquelle le nu masculin ne serait pas vendeur. Par son style mêlant naturel, érotisme et légèreté, Sonia Sieff réussit à démystifier l’image du corps mâle, le libérant de son injonction à la virilité et à la robustesse.

© Dwam Ipomée
© Sonia Seiff. Le duvet, Kiev, 2020.
© Nemanja Zivanovic et Dejan Klement

Déjouer les stéréotypes et les jugements

C’est en réaction à l’absence d’un érotisme au masculin qu’un groupe de femmes, « la trentaine, cisgenres, hétérosexuelles et blanches », décide de créer en 2019 Lusted Men. Face à ce constat partagé d’un déficit d’images dans la culture visuelle dominante, elles lancent une collecte en ligne. Le principe est celui d’une archive ouverte à tous·tes les photographes, amateur·ices ou professionnel·les, sans restriction d’âge, de genre ou d’orientation sexuelle. « Nous ne savions pas trop à quoi nous attendre en lançant cette collecte, reconnaît Laura Lafon Cadilhac, l’une des cinq cofondatrices. Nous redoutions la dick pic, symbole d’une incapacité de l’homme à s’auto-érotiser en dehors de son sexe en bandaison ». Celle qui est aussi directrice artistique de la revue féministe Gaze se remémore une discussion avec un photographe qui lui expliquait qu’en tant qu’homme, « il ne s’imaginait pas devenir un sujet photographique ». Une réflexion révélatrice de la difficulté qu’ont encore certains à se projeter en figure désirable. Ceci étant, dès la première année, Lusted Men recueille plus de 200 images – des clichés du quotidien, d’autres plus explicites. Aucune image n’est refusée pour autant que l’homme représenté soit majeur et consentant. La diffusion prend la forme de projections, d’expositions, et d’un livre réunissant cinq années de collecte – soit 700 images –, à paraître le 30 octobre. En plus des photos et de la postface signée par l’autrice et chroniqueuse Maïa Mazaurette, cet ouvrage rassemble une trentaine de témoignages issus du questionnaire en ligne ayant permis aux photographes – qui sont parfois aussi leurs propres modèles – de se livrer en toute transparence sur les conditions de réalisation.

Ces photographies montrent combien l’érotisme est une notion aux frontières mouvantes, dont la définition reste très personnelle, intime. L’une des contributrices explique avoir tenu à montrer les hommes qu’elle a photographiés dans toute leur « vulnérabilité : démonstration d’affection, de joliesse, de douceur, d’abandon », des situations considérées à tort selon les stéréotypes comme non-masculines. Un homme qui a envoyé un autoportrait confie de son côté avoir voulu « livrer son corps tel quel, détaché de ses propres jugements. Une expérience personnelle et introspective. » Lors des multiples événements organisés par Lusted Men, le collectif réalise combien l’initiative – à travers sa curation d’images et ce qu’elles disent de l’intimité, du regard, de la pudeur – suscite une forte adhésion du public.

Soutenir les artistes queers

Sur la scène gay et queer, des barrières restent aussi à lever quant à la représentation du corps masculin. Porteur de cette lutte à son échelle, Ghislain Pascal, codirecteur de la Little Black Gallery (galerie photo et maison d’édition), à Londres, crée en 2018 BOYS! BOYS! BOYS!, une plateforme digitale dédiée à la vente de tirages. En 2021, il lance un magazine biannuel qui vient de sortir son Vol. 8. Le titre a également publié l’an dernier son troisième livre, réunissant le travail de 62 photographes originaires de 30 pays (parmi lesquels la Chine, l’Inde, l’Iran, la Pologne et la Russie, qui menacent la communauté LGBTQ+ en réprimant ses droits). Ne s’arrêtant pas là, BOYS! BOYS! BOYS! s’apprête à ouvrir une galerie-café cet automne. Malgré le succès croissant et un public qui s’élargit, son créateur ne cache pas les difficultés rencontrées. « Les obstacles sont quotidiens », assure Ghislain Pascal, qui évoque notamment la censure des réseaux sociaux. Alors offrir de la visibilité à des artistes queers émergents et non-occidentaux est l’un de ses combats. Dans le magazine sorti en juin dernier, on retrouve le portfolio de deux artistes indiens, Judhajit Bagchi et Ranadeep Bhattacharyya, qui n’ont jamais été publiés dans leur pays. Parmi les photographes représentés par la plateforme figurent aussi un Palestinien, un Iranien, un Péruvien issu de la communauté indigène. Et parce que les artistes originaires d’Afrique sont encore trop invisibilisés et peu soutenus, Ghislain Pascal a lancé une bourse ($1000 et une année de mentorat) qui vient d’être remportée par un Kenyan nommé Turkan. Pour continuer sur cette lancée, Ghislain Pascal souhaite exporter ses expositions dans les musées. Selon lui, plusieurs institutions aux États-Unis, en Italie et en Suède se seraient montrées intéressées. De quoi garder espoir qu’à terme, sur les cimaises, on tende vers la parité dans le dévoilement des sexes.

Éditions Rizzoli
69 €, 176 pages.
Éditions Hoëbeke
40 €, 768 pages.
© Turkan. This Must Be The Place
BOYS! BOYS! BOYS!
Collectif
Magazine Vol. 8, $35, 160 pages
The Book, $56, 208 pages
The Little Black Gallery.

Pour chaque vente,
$1 est reversé à des associations soutenant
la communauté LGBTQ+
et luttant contre le VIH.
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