Divorce : Loïc Laforge brise le silence d’une enfance entre douceur et violence

09 septembre 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Divorce : Loïc Laforge brise le silence d’une enfance entre douceur et violence

À travers une série intitulée Dans le silence, Loïc Laforge revient sur le divorce de ses parents. Évènement anodin pour certains, celui-ci porte en lui les nombreux traumatismes d’une enfance passée entre douceur et terreur d’un père violent. Avec une grande subtilité, il entremêle les clichés de sa mère à ses propres images, prises beaucoup plus récemment. Poignant, ce dialogue restitue un récit intime dont l’existence n’a pourtant rien de singulier.

Fisheye : Tu présentes Dans le silence comme la « réédification d’un parcours familial chaotique ». À quel moment l’idée de concevoir cette série t’est-elle venue ?

Loïc Laforge : En 2017, j’ai terminé mes études de photo à la Neue Schule für Fotografie de Berlin. En rentrant en France, je suis passé chez ma mère avec tout mon matériel. Pour lui faire plaisir, j’ai scanné ses vieux négatifs que ma petite sœur avait volés chez mon père quand elle avait cinq ans. Après la séparation, il refusait qu’elle les récupère. C’est donc des années plus tard que j’ai découvert une pratique photographique que j’ignorais. Je savais que j’allais en faire quelque chose, sans trop savoir quoi. Se replonger dans ces souvenirs – pour elle comme pour moi – était encore difficile.

À l’époque, je venais d’achever mon projet d’études : un documentaire sur une association à destination d’enfants vivant en zone de conflits. J’ai décidé de consacrer mes travaux à ce thème, et d’en faire mon métier. En 2020, j’ai été amené à retracer l’histoire souvent floue des enfants pour les aider à se reconstruire. Cet accompagnement a donné un sens à mes propres archives. Mon parcours est également confus. Je n’ai que très peu de souvenirs avant mes huit ans, âge que j’avais au moment du divorce de mes parents. De ma posture d’éducateur, l’entreprise était assez simple, mais me semblait parfois intrusive ou violente à leur égard. J’ai alors décidé de me plier à mon tour à l’exercice. Je voulais comprendre l’effort que cela demandait, mais également me reconstruire grâce à mon outil qui est la photographie.

© Loïc Laforge

Absence d’êtres ou de réponses, solitude individuelle de chacun… À quoi renvoie le silence que tu évoques dès le titre ?

J’ai choisi ce mot de « silence » car selon moi, c’est la caractéristique commune de ce genre de récits. Il y a autant le silence imposé aux victimes par les auteurs de ces abus que celui que l’on s’impose soi-même pour tout un tas de raisons. Solitude, manque de réponses, de proches à qui se confier, crainte du jugement des autres, peur que cela s’aggrave, ses propres croyances aussi – ce que l’on imagine de la vie de famille, l’espoir qu’on y met –, beaucoup de honte et de culpabilité…. Du point de vue de l’enfant que j’étais, le conflit de loyauté était très important, j’étais tiraillé… Mon père était abusif, mais je l’aimais. Je comprenais que ce n’était pas normal, mais je ne pouvais pas le dénoncer, je ne savais pas quoi faire.

Il y a également le silence d’une justice et d’une société qui met beaucoup de temps à agir – si elle agit. Cette réalité augmente la peur d’oser briser ce silence. Si j’en parle et qu’aucune action n’est lancée, que je ne suis pas protégé, qu’est-ce qu’il va se passer ? Ma mère a vécu cela pendant douze ans. Elle a fini par trouver une échappatoire à l’hôpital. Un médecin s’est rendu compte de sa situation et le processus s’est enclenché. Le divorce a mis un an à être prononcé. Il s’en est suivi des gardes alternées. Ma mère était sortie d’affaire, mais ma sœur, mon frère et moi revenions toujours couverts de bleus. Elle culpabilisait alors qu’elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Malgré de nombreux dépôts de plaintes, il aura fallu huit ans pour que mon père soit condamné pour ses actes.

Après, il y a encore le silence de l’enfant devenu adulte. Que faire de tout cela ? On oublie et on cache ? On accepte et on assume ? Pour ma part, j’avais peur que les autres me prennent en pitié, qu’ils ne me rattachent qu’à cela. Parler était donc ma manière de briser ce silence profondément ancré dans la société, ma manière d’avancer malgré tout en me réappropriant mon histoire.

© Loïc Laforge

Cette série s’inscrit-elle uniquement dans un besoin personnel de se reconstruire ou également dans un besoin plus collectif de ressouder une partie d’une famille qui s’étiole ?

Mon objectif premier était de retracer le parcours pour être en mesure, par la suite, de mieux appréhender cet évènement. Mais il y avait également une volonté, au sein de ma famille, d’apporter une reconnaissance de cette existence grâce à l’image. Mon père a toujours nié les faits. Je souhaitais donc témoigner du courage et du combat de ma mère. Malgré des moments difficiles et un besoin de m’éloigner pendant un temps – en voyageant notamment –, ma famille est toujours restée soudée. Lors de la réalisation de cette série, je n’imaginais pas encore les répercussions qu’elle allait avoir. À la lecture du projet, l’approbation et l’émotion de ma mère, de ma sœur, et les remerciements de mon frère étaient parlants.

Ton projet se présente comme une collaboration entre ta mère et toi. Comment t’y es-tu pris pour rebâtir ce récit intime ?

J’ai d’abord travaillé seul, en me servant des images d’archives de ma mère afin de rétablir une chronologie. Ensuite, j’ai ajouté mes propres images pour apporter plus de profondeur à cet aspect factuel. À ce stade, seul mon souvenir rentrait en compte. Tout ce cercle familial était au courant du travail que j’effectuais, mais je souhaitais le présenter comme une thérapie personnelle. J’étais tout de même bien conscient que le temps ou le traumatisme lui-même pouvait avoir déformé ma mémoire. J’ai donc fait appel à ma mère qui a confirmé mes réminiscences en les étayant de quelques détails. On a beaucoup échangé à ce propos : la portée thérapeutique était atteinte.

Dans un second temps, je voulais aborder la dimension émotionnelle et traumatique que ces évènements ont eu pour ma mère et moi en tant qu’enfant. J’ai joué avec les archives sur un plan matériel et plastique, avec des effets de matière, pour me les réapproprier. C’est une manière de superposer nos préperceptions des choses, finalement. Après cela, j’ai à nouveau travaillé avec ma mère, puis avec ma sœur. Cela a été plus long avec mon frère qui ne souhaite pas forcément en reparler. Je souhaitais que toutes ces personnes se retrouvent et se voient dans ce récit. Nous avions des âges différents à ce moment-là, et même si j’ai tout de même fait appel à leurs souvenirs, ils restent propres à chacun. Cette histoire possède une partie commune, une partie très personnelle, mais également une partie sociétale. Nous ne nous rappelons pas des mêmes éléments.

© Loïc Laforge

Ces clichés alternent entre noir et blanc et teintes plus douces. Quelle était ta démarche ?

Les images en noir et blanc relèvent de mon travail personnel tandis que celles en couleur ont été prises par ma mère. La postproduction représente mon interprétation de ces clichés-là. J’aime le contraste entre les deux. Ce dialogue vient souligner assez subtilement la notion de confrontation d’émotions et de nuances. Ces types de récits ne sont jamais manichéens. Ma mère n’aurait probablement pas construit autant de choses avec un homme si tant de noirceur avait émané de lui dès le départ. C’est grâce à toutes ces belles choses – aussi peu nombreuses soient-elles – qu’une personne est en mesure de perpétrer autant d’abus. L’autre culpabilise, se remet en question, et espère des jours meilleurs qu’il chérira ensuite.

Au-delà de ça, mon enfance ne se résume pas non plus à de la maltraitance. Ma mère a tout fait pour qu’elle soit belle et, comme je l’ai déjà dit, j’aimais quand même mon père. Lorsque tu grandis dans ce contexte, tu ne sais pas que ça se passe différemment ailleurs. Ce n’est que plus tard que tu réalises ce que tu as subi, ce que tu as été capable d’endurer selon tes croyances ou bien par amour. Ces nuances sont indissociables du récit pour accéder à sa compréhension.

En guise de présentation de ton œuvre, tu écris : « Devoir de reconnaissance du courage et dévouement d’une mère empreinte à tort de culpabilité. » Ce projet est-il une manière de réécrire, en creux, l’existence de ta mère par le prisme du courage ?

Oui, plus ou moins. Encore une fois, on revient au silence. Même si aujourd’hui on arrive à en parler, il reste des sujets que je ne peux pas aborder avec ma mère. Ils sont encore délicats et demanderont plus de temps pour être exprimés. Ce projet était ma manière de lui signifier la manière dont je perçois son histoire avec mes yeux d’adulte. Contrairement à ma sœur, mon frère et moi n’étions pas tendres avec elle, quand nous étions enfants. Elle est persuadée que c’est parce qu’elle a fait des erreurs. Elle culpabilise énormément. C’était donc une façon de la remercier pour tout ce qu’elle a fait pour nous trois et de reconnaître son combat. Il me semble important que les femmes qui subissent ce genre d’abus ne soient pas seulement rattachées à leur statut de victime. Vivre cela, c’est aussi se reconstruire, et c’est admirable. J’aimerais que ma mère soit fière de ce qu’elle a accompli et qu’elle vive l’esprit léger.

© Loïc Laforge

Tu évoques la résilience en son sens premier d’aptitude à faire face à des évènements intenses, mais également l’ « aspect dénonciateur » de ton témoignage – ce qui me rappelle, en certains points, le schéma de la dénonciation de Boltanski. Qu’en est-il ?

Je te rejoins sur l’idée de « désingularisation ». Dans tout ce projet, il y a une démarche importante qui dépend du choix des images. J’aurais pu en choisir des assez violentes, mais ça n’aurait servi qu’à isoler ce récit. Pourtant, il n’a rien d’unique, beaucoup de témoignages le prouvent. J’ai donc fait le choix de montrer des photos qui seraient susceptibles d’avoir été prises dans n’importe quel cercle familial. Et cela non pas dans le but d’exposer sur la place publique un cas particulier, mais bien de le rattacher à une cause collective. Il s’agit d’une histoire intime, et je voulais permettre à chacun de pouvoir s’identifier et de prendre conscience que cela peut se produire là où il ne l’imaginerait même pas. Il y a différents niveaux de lecture, cette subtilité que peu perçoivent malgré tout, mais le plus important est que ce soit là, posé sur la table, et qu’on en parle.

© Loïc Laforge

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