Dossier Fisheye #47 : « La photographie est l’expression de ce que l’on est »

18 juin 2021   •  
Écrit par Eric Karsenty
Dossier Fisheye #47 : « La photographie est l’expression de ce que l’on est »

Dans le Fisheye n°47, nous sommes allés à la rencontre de plus d’une vingtaine d’acteurs du monde de la photo, pour enquêter sur l’intérêt de suivre un cursus scolaire spécialisé. Un dossier nuancé confrontant les points de vue d’anciens étudiants, professeurs et spécialistes. Pour approfondir, découvrez ici l’entretien complet de Julien Mignot, photographe autodidacte qui a commencé son parcours en explorant le monde de la presse et celui de la musique. Propos recueillis par Éric Karsenty.

Si je dois donner un élément fondateur qui a déclenché ma pratique de la photographie, c’est la curiosité. Je ne suis pas issu d’un milieu très sensible à l’art ou à la culture en général. Voir même d’une famille plutôt frileuse à l’égard des pratiques artistiques en tout genre. La curiosité m’a permis de repousser ces limites imposées par mon sérail, et cela aussi bien d’un point de vue physique que symbolique. La photographie est devenue un moyen d’exploration du monde. En Auvergne, l’horizon est plus haut qu’ailleurs car nous sommes cernés de montagnes, particulièrement à Clermont-Ferrand, d’où je viens. Ce morceau de ciel tronqué suffit à déclencher la nécessité de se fabriquer une dimension imaginaire plus grande. Tout cela déclenche une envie de s’emparer d’un outil d’expression facile dès la prise en main. La photographie ne demande pas un énorme travail technique pour pouvoir être très vite opérationnelle. C’est devenu un moyen, un métier. Plus tard, peut-être, si on en croit les cimaises de certains musées, de l’art.

Dans mon parcours, j’ai poussé les portes des univers que j’avais envie d’explorer. La presse d’abord, avec Libération et Elle, puis la musique, en travaillant pour Universal, Naïve ou Believe, et surtout avec des artistes que j’apprécie. J’ai fondé mon studio en 2013, c’est un lieu de production aussi bien pour les images que pour les projets en général. Nous sommes trois associés qui agrègent autour d’eux d’autres photographes plus jeunes, mais tout aussi talentueux. Nous avons à cœur la question de la transmission. Des institutions pour lesquelles je travaillais sont devenues nos clients réguliers à tous.

Creuser plusieurs sillons

J’ai toujours souhaité ne pas me cantonner à une seule case. Creuser plusieurs sillons demande plus de temps que si on s’investit dans un style précis. Je suis un photographe qui s’accomplit sur le long terme. C’est plutôt incompatible avec la société d’aujourd’hui et les conseils que l’on m’a prodigués tout au long de ma carrière. J’ai suivi les caps que je me fixais, et j’ai à peu près réussi à tous les suivre et inventer les suivants. Aujourd’hui j’ai plusieurs entités dédiées qui me suivent. Une galerie, Intervalle, qui m’accompagne depuis plusieurs années dans l’exposition et la promotion de mon travail personnel. Un agent, Superette, qui me représente pour les contrats publicitaires et dans la coproduction des clips et de courts métrages. J’ai construit tout un écosystème qui me permet d’enrichir chaque facette de mon travail par les autres. C’est comme ça que je progresse. C’est un équilibre assez unique et donc précieux.

Jeune photographe, j’ai surtout rencontré les photographes par leurs œuvres, dans les livres, dans les expositions. J’ai croisé Henri Cartier-Bresson une fois dans le métro. Je serrais mon book et mon Leica sous mon bras, je démarchais les journaux. Il est venu s’asseoir à côté de moi à la station Louvres-Rivoli. Je lui ai demandé s’il n’était pas Henri Cartier-Bresson “par hasard”. Il a hoché négativement la tête. Puis il est sorti à Tuileries, où il habitait, a attendu que les portes se referment, puis il m’a tiré la langue. J’ai croisé plus tard au laboratoire de Libération, les photographes qui étaient mes aînés de quelques années et que j’admirais : Stucin, Lavoué, Caupeil… On fumait sur le toit en attendant nos planches contact. Les journaux étaient encore au centre de Paris. On se voyait. C’est ça surtout qui a changé. Ensuite, en donnant des cours à Arles, j’ai croisé bien d’autres idoles : Antoine d’Agata, Julien Magre, Klavdij Sluban, Françoise Huguier… Nous sommes devenus, le temps d’un festival ou un peu plus, assez proches. Et j’en garde de souvenirs délicieux. Enfin il y a tout ce qui n’est pas photographique. Le Caravage est une rencontre prépondérante. Nirvana ou David Bowie en sont d’autres, Claudio Abbado et David Lynch pourraient parfaire le tableau, avec bien des photographes et des artistes que je n’ai jamais rencontrés. On peut créer des affinités sans respirer le même air. On côtoie déjà des artistes en ouvrant des livres ou en écoutant un vinyle.

Les erreurs que l’on peut commettre dans une carrière sont multiples, et je ne les regrette absolument pas : elles ont fait ce que je suis aujourd’hui. J’avais eu la candeur, alors jeune photographe, de répondre à l’attachée de presse d’une grande marque de mode étonnée de me voir arriver avec mon jeune âge en bandoulière, que “je n’étais pas encore tout à fait photographe, mais toujours étudiant en géographie”. Quelques semaines plus tard, en voyant les images d’un autre dans le magazine qui m’avait commandé le reportage, j’avais manifesté mon étonnement. L’attachée de presse m’avait répondu à la main dans une lettre cachetée : “Vous saurez, jeune homme, que dans ce métier la naïveté ne paie pas.” J’ai gardé le courrier sur mon bureau bien des années, et j’ai toujours ma naïveté qui me colle au cœur encore aujourd’hui. La vraie erreur aurait été de suivre les conseils conformistes.

© Julien Mignot

Sources d’inspiration incroyables

La photographie telle qu’elle je l’envisageais, et l’envisage toujours d’ailleurs, n’est pas un sport qui demande énormément de technique. Les connaissances générales sont plus prépondérantes que notre capacité à faire des courbes sensitométriques. La sensibilisation artistique, si tant est qu’on le veuille et qu’on ne se cantonne pas à Instagram, est possible dans un pays comme le nôtre, hors période de crise pandémique. L’accès à des œuvres picturales majeures est facile. C’est ainsi qu’on se forme. Qu’on “se passe le regard au papier de verre”. Au-delà d’une iconographie de qualité, nous avons aussi accès à un savoir immense. Celui des livres qui documentent le savoir en général, et peuvent être des sources d’inspiration incroyables. Photographier n’est pas aussi complexe techniquement que de tenir un pinceau. Il nous faut des maîtres, mais l’enseignement, avec beaucoup de volonté, peut s’assimiler par capillarité.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui un outil de plus, et mon parcours a connu autant de temps avec que sans. Regarder des images sur Instagram sans se poser la question de ce que l’on regarde n’a pas de sens. Comme tout outil, il y a un usage. Les grandes œuvres n’ont pas les réseaux comme écrin. C’est la différence entre la communication et la culture. Un réseau social sert à montrer, à communiquer, il n’est pas approprié pour diffuser une œuvre. C’est la différence entre un concert et YouTube, entre une terrasse de café et un apéro zoom, pour être contemporain. Ça fait la blague. Mais c’est une blague.

Je diffuse mes images comme elles sortent. Au gré des projets et des actualités. Les stories me permettent de sensibilise ma communauté à des positions où a des causes. Bien que l’algorithme nous mette rarement en position de débat. Les contradicteurs éclairés sont de moins en moins légion sur ce support. J’en ai donc un usage à des fins de communication exclusive. Facebook a disparu de ma procrastination numérique quotidienne. Sur Insta, je reste en contact avec des proches que j’ai rarement l’occasion de voir, comme des amis journalistes. Je partage les goûts musicaux de Joseph Ghosn, de Vanity Fair, qui poste chaque jour une chronique de disque. Je découvre des univers en dehors de mes prérogatives iconographes et garde un œil sur mes proches. Concernant la photographie, je découvre de jeunes auteurs. Aussi bien leur travail qu’à travers l’échange des idées. Autrement dit Instagram est un réseau social plus qu’une vitrine.

© Julien Mignot

Il faut s’adapter de plus en plus vite

Si je devais me lancer aujourd’hui, ce serait sans doute très différent, le monde a changé. Ceux qui se sont lancés vingt ans avant moi ont eu d’autres avantages et d’autres inconvénients. Ce qui ne change pas, c’est la question de la souplesse et de l’accélération des mutations. Il faut pouvoir s’adapter, et de plus en plus vite. Concernant mes clients historiques, notamment les maisons de disques, nous innovons en bonne intelligence avec mon studio. Nous avons aussi l’audace d’être force de proposition sur des méthodes de travail. La seule chose sur laquelle je ne transige pas, c’est la question des tarifs. Ils ont constamment baissé depuis que j’exerce. Et c’est normal, car l’image est plus diluée aujourd’hui. Je n’en ai jamais souffert, car je l’ai compensé par la valorisation de mon expérience. Si les photographes souhaitent que d’autres générations de photographes prennent la relève dans des conditions décentes à défaut d’être confortables, il est important de tenir une ligne en adéquation avec la qualité du travail que l’on propose.

Si j’avais un conseil à donner à une personne qui souhaite devenir photographe, je lui dirais premièrement d’être curieux, et de rester en phase avec ses désirs. Il est nécessaire de se mettre en danger et d’éprouver notre rapport aux univers qu’on ne maîtrise pas, ce sera toujours enrichissant pour plus tard. Il faut consacrer cette énergie non pas à se plaindre d’une période qui peut être délicate, mais à inventer les conditions qui feront que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Et ça marche à tous les niveaux, de celui du métier jusqu’à un idéal vital, car la photographie n’est que l’expression de ce qu’on est. D’autre part, plus concrètement, être photographe aujourd’hui c’est aussi produire parfois et retoucher souvent. Le métier est multiple. Il faut être souple et agile, savoir prendre le temps de bien s’entourer. Le temps est notre ami, ne l’oublions pas.

© Julien Mignot© Julien Mignot

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