Avec Ce que vaut une femme, le duo Elsa & Johanna déploie vingt-quatre portraits féminins, comme autant d’heures qui composent une journée. Au fil des pages, les temporalités se confondent, et l’imagination créatrice se libère.
Tout a commencé en 2020, lorsque la maison d’édition The Eyes Publishing décide de rééditer un traité d’éducation morale et pratique à destination des jeunes filles, datant du 19e siècle et intitulé Ce que vaut une femme. Pour l’illustrer, elle se tourne vers le duo féminin Elsa & Johanna. Une démarche saugrenue ? Au contraire : l’une et l’autre posent un regard contemporain et subversif sur ces injonctions d’une autre époque, et livrent avec ce travail – auquel elles accolent le sous-titre cryptique Les douze heures du jour et de la nuit – une œuvre à la fois engagée et insaisissable.
Elsa Parra et Johanna Benaïnous, jeunes autrices prolifiques qui nous avons déjà pu rencontrer à diverses occasions, poursuivent leur recherche autour de l’autoportrait et de la scénographie. Ce, afin de construire des narrations capables d’interroger l’identité, le genre et la mémoire collective. « Notre intention derrière ce projet était de redonner à la figure féminine son pouvoir d’exister pour elle-même et de réinsuffler des émotions à ces corps, complètement déshumanisés et désensibilisés dans l’ouvrage d’Éline Roche (auteur du traité, NDLR) », déclarent-elles. Le décalage est de taille entre ce que l’on attendait du livre et ce qu’on y découvre : ce sont vingt-quatre femmes fictives, photographiées dans le huis clos de l’espace domestique. Pourtant, elles ne s’occupent pas des tâches ménagères, elles n’ont pas été réduites à être au service des autres, refusent de n’être que douceur et compassion. Jouant avec les contrastes, ces portraits les situent dans un territoire intemporel, entre le songe et la réalité, entre le passé et le futur.
Les femmes sont qui elles sont
Si on demeure libres d’imaginer la vie et les pensées de ces personnages, certaines manifestent, de façon évidente, une complaisance ironique, tandis que d’autres, une fatigue accablante face à des injonctions impossibles à tenir. Chacune de ces femmes « n'[a] que l’espace du vide devant elle, pour exprimer ses émotions et retrouver sa capacité à être elle-même », poursuivent Elsa & Johanna. Comme souvent avec ces deux artistes, ce sont des figures plongées au cœur de l’ennui que l’on surprend à travers ces photographies. Car c’est peut-être dans ces moments que leurs corps parlent le plus pour elles.
Beyond the Shadows, leur premier livre photo, conjuguait déjà 8e art et littérature. Avec cette nouvelle aventure esthétique, Elsa & Johanna souhaitent cette fois faire référence aux différentes représentations des femmes dans l’iconographie collective issue de tous les domaines – de Nan Goldin à Amélie Nothomb en passant par Virginia Woolf ou même Britney Spears. Pourtant, la force de Ce que vaut une femme réside avant toute chose dans la liberté accordée aux spectateurices de faire appel à leur propre imaginaire. « C’est ce ping-pong entre la mémoire individuelle et collective que nous cherchons à stimuler chez le ou la regardeur·se lorsqu’il ou elle découvre nos images », concluent-elles.
Toutes les femmes sont en Elsa & Johanna. À leurs yeux, elles ont chacune leurs propres désirs, leurs propres envies, et surtout leur propre manière de réagir aux injonctions qu’on leur fait subir depuis des siècles. Que leur fatigue de femme leur donne un âge avancé ou qu’elles choisissent elles-mêmes d’avoir quinze ans, qu’elles semblent étouffer dans leurs vêtements trop étroits ou qu’elles revendiquent une forme de noblesse dans leur posture et leur apparence, qu’elles se révèlent comme des revenantes ou qu’elles éblouissent par leur présence, dans l’ombre ou dans le feu d’une danse, ces femmes sont qui elles sont. « Elles ont juste la vie pour elles », écrit dans la préface Marie Robert, conservatrice en chef au musée d’Orsay. Et à nos yeux de spectateurices, elles deviennent une source d’inspiration, pour leur force autant que pour leur pouvoir de résilience…
© Elsa & Johanna