Jusqu’au 14 mai prochain, le Palais de Tokyo accueille une exposition monumentale et puissante qui retrace les liens entre art et activisme dans l’histoire de l’épidémie du sida. Si tous les arts y sont convoqués, Exposé·es fait la part belle à la photographie.
« Le point commun des photographes réuni·es pour Exposé·es ? Un certain rapport à la pudeur quand il s’agit de représenter et de se demander comment on illustre les émotions en photographie – et notamment celles liées à l’épidémie. Les artistes accueilli·es ne se répètent pas, chacun·e a sa manière de faire », annonce François Piron, commissaire de l’exposition. De disciplines en disciplines et d’époque en époque, les pratiques diffèrent, mais les œuvres témoignent d’une interrogation semblable de la part des artistes : quel impact le sida a-t-il eu sur leur travail artistique ?
Le livre d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle (2017) s’est imposé comme point de départ pour penser l’articulation de l’exposition : l’historienne et critique d’art y revisite, avec sa mémoire de témoin, les liens entre art et activisme au cours des « années sida » en France et aux États-Unis. Choisie comme conseillère scientifique, elle aura permis de trouver le ton juste et la délicatesse nécessaires à une telle entreprise. À l’origine de cette grande fête de tous les arts – qui n’a rien d’une commémoration –, il y a l’envie de parler de singularités d’approches, de faire appel aux personnes affectées, à des témoins de l’épidémie, et de penser ce sujet de société de manière poreuse et intersectionnelle, sans inviter de « panels représentatifs », selon les mots du commissaire. Mais on retrouve aussi le désir de désacraliser la question de l’œuvre d’art et de sa préciosité – en interrogeant, notamment, les artistes sur leurs inspirations.
© Hervé Guibert / Courtesy of Palais de Tokyo
Présenter sans représentation
Parmi les photographes exposé·es, Moyra Davey et Hervé Guibert ouvrent le bal. Cette curatrice active dans les années 1980 avait organisé la première exposition new-yorkaise dédiée à Hervé Guibert – moins connu pour son travail photographique que pour ses écrits. « Je me suis dit qu’il serait intéressant d’avoir une perspective qui puisse reconsidérer son œuvre selon un point de vue qui ne soit pas français, raconte François Piron. Ici, on a une certaine idée de cet artiste : il a représenté le premier visage marqué par la maladie. Je voulais pouvoir aborder cette figure et son héritage un peu autrement. » En face des photographies de Hervé Guibert, Moyra Davey partage quant à elle une série qui pastiche son travail, mêlant vie intime et littérature. Un geste qui lui permet d’évoquer la crise actuelle des opioïdes aux États-Unis et les manquements gouvernementaux qui y sont liés – écho dramatique à la crise du sida. Non loin de là, on découvre ensuite les travaux de Régis Samba-Kounzi et Julien Devemy, qui se sont occupés de la commission Nord/Sud de Act up chargée de faire le lien entre les associations de pays africains francophones et celles de Paris dans les années 2000. Les personnes photographiées par Régis Samba-Kounzi – toutes de dos – sont des activistes, qui prennent le risque de s’exposer au danger. « Il y a une grande pudeur qui m’a beaucoup séduit dans ce travail, car au-delà de l’information, on découvre une attitude, une esthétique et une proximité avec le modèle, ainsi qu’une grande douceur », raconte François Piron. Si Julien Devemy et Régis Samba-Kounzi se sont d’abord rencontrés dans la militance, ils se sont ensuite mariés, faisant de l’activisme une affaire de famille. C’est pourquoi, sur les bannières de Julien Devemy suspendues au plafond et faites à partir de tissus des banderolles pour Act Up, ce contexte familial est reconstitué – un clin d’œil très émouvant.
« J’ai avant toute chose voulu éviter la question de la représentation, explique François Piron. Les gens sont invité·es pour elleux-mêmes, pour leur singularité, et non pas parce qu’iels représentent les séropositifs des années 1980 ou le continent africain. Nous avons essayé de travailler à ce qu’iels soient correctement représenté·es à chaque fois, pas seulement comme des symboles. » Parmi les images les plus marquantes de l’exposition, un triptyque d’une grande force montre un homme recroquevillé sur lui-même sous la douche, et exalte une tension stupéfiante. Son auteur, Georges Tony Stoll, artiste français séropositif depuis les années 1980, replonge dans la violence, le désespoir et la colère des années où il a appris sa condamnation à mort.
Dans chacune des séries exposées, l’absence revient constamment. Santu Mofokeng, par exemple, capture des images de foyers gérés par des enfants dans des townships en Afrique du Sud, car leurs parents, atteint·es du sida, ont disparu. Son travail souligne l’ampleur des problèmes d’acceptation sociale et politique en raison d’un gouvernement qui aura tardé à reconnaître l’épidémie et les problèmes de soin liés à la pauvreté. Dans ces intérieurs presque désertés, seuls résonnent la perte et le manque.
© Régis Samba-Kounzi / Courtesy of Palais de Tokyo
Un accès à la beauté
Pourtant, malgré la douleur, certaines séries photographiques de Exposé·es se démarquent, placées sous le signe de l’amitié. Salvatrice face à la violence de l’épidémie, cette dernière a également joué un rôle dans le travail de mémoire lié aux victimes du sida. Parmi les œuvres accrochées, le travail de Nan Goldin retrace la fulgurance de la maladie chez Gilles Dusein, son ami galeriste et figure d’une histoire parisienne importante, décédé en 1994. « C’était essentiel pour moi que Nan Goldin soit présentée dans cette exposition, poursuit le commissaire. Parce qu’elle est une des artistes les plus assidues à documenter une communauté affectée par le sida, mais aussi parce que cette série raconte un personnage dont il faut se souvenir. C’est Gilles Dusein qui a montré Nan Goldin et bien d’autres artistes pour la première fois à Paris ; c’est aussi quelqu’un qui a fait communauté avec ces artistes. »
Engagée, Exposé·es met en scène la tension entre l’art militant et les institutions, responsables en grande partie de la mise à l’écart du sujet du sida. Suivant la logique contraire, l’événement offre avant tout aux artistes un espace pour la circulation de la parole et des désirs. Dans chacune des salles parcourues, une image de vulve revient d’ailleurs, comme pour manifester cette volonté de circulation. Un écho à l’artiste Zoe Leonard qui avait, en 1992 à la Documenta de Cassel en Allemagne, réalisé une performance au cœur de laquelle elle avait décroché plusieurs photographies d’hommes et les avait remplacées par dix-neuf photographies des sexes féminins de ses ami·es. Un acte on ne peut plus intime et subversif, résonnant fortement avec le propos de l’exposition. Car ce que l’art permet face à la violence du sida et de la marginalisation, c’est un accès à la mémoire des grand·es oublié·es de l’Histoire. Et surtout, un accès à la beauté, à la liberté d’inventer sa vie comme on le souhaite, malgré la maladie, malgré la mort, malgré la vie.
© Georges Tony Stoll / Courtesy of Palais de Tokyo
© Moyra Davey / Courtesy of Palais de Tokyo
© Santu Mofokeng / Courtesy of Palais de Tokyo
© Nan Goldin / Courtesy of Palais de Tokyo