Avec How I Met Jiro, livre édité conjointement par The(M) Editions et IBASHO, Chloé Jafé clôt une trilogie en trois chapitres qui conte une longue immersion au Japon. Prenant pour décor le quartier de Kamagasaki, dans l’Ouest d’Osaka, connu pour les grandes révoltes qui s’y sont produites, ce dernier tome révèle des rencontres fortuites qui ont durablement marqué la photographe.
« Lorsque j’ai rencontré Jiro, nous nous sommes tout de suite “reconnu·es”. Il a été mon guide. Il y a eu ensuite des jours d’errance dans le minuscule quartier de Kamagasaki, puis la découverte de Ramu, Kanamé, Taiki, Taka et les autres. Beaucoup de discussions pour essayer de comprendre. Aujourd’hui, Jiro est devenu un ami cher, et il n’y a pas deux jours qui passent sans que nous nous écrivions », explique Chloé Jafé. C’est ainsi que l’autrice de How I Met Jiro raconte sa rencontre avec cet ancien chef yakuza de Tokyo aujourd’hui teneur de stand de yakitori (poulet grillé, ndlr), qui l’a autorisé à entrer dans son quotidien et à le capturer. Puis, est advenue la rencontre avec le quartier à l’apparence sombre et à l’esprit anarchique, et avec ses habitant·es, qui lui témoignent une belle humanité ainsi qu’une vraie solidarité. « J’ai eu envie de les révéler et de leur rendre hommage », confie-t-elle.
L’ouvrage s’inscrit dans une trilogie intitulée SAKASA (« contraste » en français). Il fait suite de I Give You My Life et Okinawa Mon Amour, et la clôt admirablement. Chacun des volets qui la composent montre des Japons autres, dans lesquels elle s’est pleinement immergée pendant plusieurs années. Tout d’abord, celui des femmes de la mafia japonaise, généralement laissées dans l’ombre. S’ensuit un long apprentissage de la langue et de la culture japonaises, et en particulier celle des yakuzas. Après un passage sur l’île d’Okinawa, où elle rend compte, dans un registre très intime, d’une histoire d’amour impossible, elle publie ce chapitre final regroupant celles et ceux qui ont trouvé refuge à Kamagasaki après avoir rompu avec la société japonaise pour diverses raisons : « la perte de leur emploi, un passage en prison, une reconversion post-banditisme, une transition de genre, des violences conjugales… », énumère-t-elle, avant de préciser : « Les injustices, la cause des femmes et les marginaux·les sont des sujets qui me donnent une énergie profonde et me poussent dans ma pratique ». Loin de se concentrer uniquement sur l’univers du crime organisé, Chloé Jafé part donc à la recherche de celles et ceux qui tentent de vivre sans travail et de composer avec les possibles.
Des corps tatoués aux photographies ornées
Capturés dans un noir et blanc étrangement silencieux, les clichés de Chloé Jafé – manuellement marqués, à la manière de tatouages – laissent passer une lumière nouvelle qui séduit le regard et décuple l’émotion. La couleur, toujours vive, s’immisce parfois entre eux, rappelant qu’ils s’inscrivent dans le présent et non l’intemporalité. Si elle confie avoir relativement peu d’intérêt pour les travaux d’autres photographes, la peinture possède en revanche à ses yeux une grandeur, « une complexité inégalable ». Pour apporter une réelle profondeur à ses œuvres et à ses sujets, elle n’hésite d’ailleurs pas à ajouter certaines couches à ses clichés – par la peinture, l’écriture ou le collage. Une manière habile de pallier aux limites du médium, et d’ainsi prouver qu’il n’y a pas de réel, mais seulement des réalités dans lesquelles on se projette.
La complicité entre la photographe et ses modèles, que l’on devine en parcourant How I Met Jiro, révèle des histoires d’amitié sincères tissées dans un temps long. Dans un pays où la pudeur règne et où il n’est pas non plus d’usage de montrer ses sentiments, les images de Chloé Jafé trouvent leur puissance dans leur persistance à montrer les corps. L’artiste raconte en particulier celui de Jiro, qui dit les épreuves du passé et le pouvoir de résilience. « Toutes les lignes sur son visage nous racontent le temps et la vie qui sont passés. Malgré tout il a toujours l’oeil vif, et son regard de guerrier », raconte-t-elle. Recouverts de motifs symboliques, les corps tatoués des hommes ayant appartenu au clan des yakuzas sont sublimés par le regard bienveillant de l’autrice, témoignant ainsi d’une époque et d’une société.
The(M) Editions et IBASHO
26x20cm
103 p.
92.46€