Pour témoigner de l’auto et l’ultra surveillance de nos sociétés l’artiste Eugène Blove a choisi le selfie, truqué. Il propose dans son ouvrage Selfless publié aux éditions Classe moyenne, une réflexion plus que bienvenue sur notre rapport à l’image. Entretien avec l’auteur de ce projet sociopolitique teinté d’ironie.
Fisheye : Hacker, photographe ou artiste maniant à merveille l’ironie… Qui es-tu Eugène Blove ?
Eugène Blove : Un technicien de sourdes farces.
Comment définirais-tu ton approche et ta pratique artistique ?
Ma pratique est une tentative d’abandon de la “logique des docteurs” considérant une approche comme un accouchement prématuré.
Comment est né ton projet Selfless ?
Cette idée m’est venue à la suite d’une série de voyages, entamés il y a cinq ans. J’ai remarqué une chose. Qu’ils se retrouvent face à un Velásquez ou à la Pyramide de Khéops ou bien qu’il assistent à un concert de Rihanna, les individus ont de de plus en plus tendance à immortaliser un moment plutôt que de le vivre. Pire avec le selfie, ils se mettent en scène et tournent le dos à ce qu’ils sont censés montrer afin de se hisser eux-mêmes au rang d’œuvre d’art.
Selfless est constitué de selfies truqués. Pourquoi te mettre en scène ?
Me contenter de critiquer cette contagion narcissique me paraît malhonnête. Car pour être artiste, il faut une quantité non négligeable d’estime de soi. Me mettre en scène révèle toute l’ironie du projet : en devenant le personnage principal de toutes ces photos, je détourne l’intention première. La personne prenant le selfie devient un figurant, et l’arrière-plan, le premier.
D’ailleurs, quelle est ta définition du selfie ?
Ne pas choisir entre volonté de vivre et obligation de mourir. Quant au concept d’anti-selfies, il renvoie à des selfies dont je ne suis ni le manipulateur ni l’acteur.
Quelles ont été tes références ?
Je pourrais répondre, pour faire bien, quelque chose comme Surveiller et punir de Michel Foucault, mais si je dois être parfaitement honnête, c’est le livre Selfish de Kim Kardashian.
Après si je veux quand même faire un peu mon intéressant, j’ai été influencé par les travaux d’Amalia Ulman, et plus particulièrement par sa performance/installation « Excellences et perfections » mais aussi par l’art dit promotionnel de John Hamon.
Nos sociétés de l’auto/ultra surveillance, le manque de vigilance de la part des utilisateurs… Que cherches-tu à dénoncer ?
Dénoncer non, en ces temps de guerre, cela me rappelle des mauvais souvenirs. Et plutôt que de manque de vigilance, je parlerais d’hypocrisie de la part de certains utilisateurs qui s’insurgent concernant leurs droits à la vie privée, à la protection des informations personnelles, et passent leur temps sur les réseaux sociaux à étaler leur tartine quotidienne. C’est comme ceux qui critiquent toutes les merdes diffusées à la télé, mais sont les premiers à regarder des émissions de télé-réalité parce que, quand même, ça les fait bien glousser.
Selfless, (« désintéressé », en français), ce choix était donc lié au « livre » de Kardashian ?
Comme elle, j’espérais être publié par le grand éditeur Rizzoli. Ce qui aurait été un choix artistique inédit et une tactique marketing à mon avis juteuse. Tant pis pour eux.
Quelques mots quant au format ?
Qu’il tienne dans la poche d’un jean.
Dans ce projet, Facebook a été ton collaborateur involontaire, peux-tu nous expliquer ta collaboration avec les hackers, et plus largement ton processus de création ?
Les hackers m’ont permis d’avoir accès au système de données d’un laboratoire travaillant pour Facebook basé sur la reconnaissance faciale. Sans eux, il m’aurait été impossible de collecter toutes ces photos. J’ai ensuite ajouté des légendes qui n’ont pour seul intérêt de n’en avoir aucun, à l’instar de celles sur les réseaux.
À qui s’adresse cet ouvrage ?
À tous les mécènes tentés à l’idée de faire de moi le grand trublion de l’art contemporain.
Selfless en trois mots ?
Breaks the internet.
Et en quatre : trou dans le vide.
Quel est ton rapport aux réseaux sociaux, tu as un compte Facebook, un compte Instagram, quel est ton usage de ces outils virtuels ?
Je pense que je me sers de ces outils plus qu’ils ne se servent de moi. Et il est, à mon avis, plus efficace de critiquer les rouages d’un système lorsqu’on en est une vis.
Sur la couverture et la quatrième couverture de ton livre, on peut lire les conditions d’utilisations de Facebook, pourquoi ce texte ? Et quel est le point qui te choque particulièrement dans celui-ci ?
C’est un texte que je trouve tout à fait poignant. On peut notamment y lire que des technologies comme l’intelligence artificielle ou la réalité augmentée, aident « les gens malvoyants à comprendre quelles sont les personnes ou les choses présentes dans les photos ou les vidéos partagées sur le réseau ».
Dans ton introduction, tu partages une question : Faut-il être narcissique pour être artiste ? As-tu trouvé une réponse ?
C’est aussi indispensable qu’être riche pour être heureux.
Le projet de traçage numérique (justifié par le déconfinement) est en ce moment discuté à l’Assemblée nationale, quelle est ton opinion à ce sujet ? L’outil numérique peut-il « sauver » l’humanité ?
Adviendra ce qui arrive déjà en Chine. Pour nous sentir “protégés”, nous allons accepter de rogner sur nos libertés individuelles. Je suis plutôt nostalgique d’un temps que je n’ai pas connu, où l’on pouvait se passer de mots de passe, de livreurs à domicile et de coachs en développement personnel.
Quelle est ta vision du futur ? Comment le décrirais-tu ?
Une guerre entre Reptiliens Humanoïdes – Mack Zukerberg, Elizabeth II, Nagui, pour ne citer qu’eux – et Collapsologistes New Age, menée par Greta Thunberg. Jusqu’à ce que Mediapart révèle qu’elle serait en fait une Reptilienne Humanoïde infiltrée. Je ne vous raconte pas le bourbier… Moi j’assisterai de loin à tout ça, probablement depuis le fin fond du Cantal avec pour seul compagnon un clebs nommé Klaus.
Selfless, Classe moyenne édition, 20€, 102 p.
© Eugène Blove