« Il est plus efficace de critiquer les rouages d’un système lorsqu’on en est une vis. »

28 avril 2020   •  
Écrit par Anaïs Viand
 « Il est plus efficace de critiquer les rouages d’un système lorsqu’on en est une vis. »

Pour témoigner de l’auto et l’ultra surveillance de nos sociétés l’artiste Eugène Blove a choisi le selfie, truqué. Il propose dans son ouvrage Selfless publié aux éditions Classe moyenne, une réflexion plus que bienvenue sur notre rapport à l’image. Entretien avec l’auteur de ce projet sociopolitique teinté d’ironie.

Fisheye : Hacker, photographe ou artiste maniant à merveille l’ironie… Qui es-tu Eugène Blove ?

Eugène Blove : Un technicien de sourdes farces.

Comment définirais-tu ton approche et ta pratique artistique ?

Ma pratique est une tentative d’abandon de la “logique des docteurs” considérant une approche comme un accouchement prématuré.

Comment est né ton projet Selfless ?

Cette idée m’est venue à la suite d’une série de voyages, entamés il y a cinq ans. J’ai remarqué une chose. Qu’ils se retrouvent face à un Velásquez ou à la Pyramide de Khéops ou bien qu’il assistent à un concert de Rihanna, les individus ont de de plus en plus tendance à immortaliser un moment plutôt que de le vivre. Pire avec le selfie, ils se mettent en scène et tournent le dos à ce qu’ils sont censés montrer afin de se hisser eux-mêmes au rang d’œuvre d’art.© Eugène Blove

Selfless est constitué de selfies truqués. Pourquoi te mettre en scène ?

Me contenter de critiquer cette contagion narcissique me paraît malhonnête. Car pour être artiste, il faut une quantité non négligeable d’estime de soi. Me mettre en scène révèle toute l’ironie du projet : en devenant le personnage principal de toutes ces photos, je détourne l’intention première. La personne prenant le selfie devient un figurant, et l’arrière-plan, le premier.

D’ailleurs, quelle est ta définition du selfie ?

Ne pas choisir entre volonté de vivre et obligation de mourir. Quant au concept d’anti-selfies, il renvoie à des selfies dont je ne suis ni le manipulateur ni l’acteur.

Quelles ont été tes références ?

Je pourrais répondre, pour faire bien, quelque chose comme Surveiller et punir de Michel Foucault, mais si je dois être parfaitement honnête, c’est le livre Selfish de Kim Kardashian.
Après si je veux quand même faire un peu mon intéressant, j’ai été influencé par les travaux d’Amalia Ulman, et plus particulièrement par sa performance/installation « Excellences et perfections » mais aussi par l’art dit promotionnel de John Hamon.

Nos sociétés de l’auto/ultra surveillance, le manque de vigilance de la part des utilisateurs… Que cherches-tu à dénoncer ?

Dénoncer non, en ces temps de guerre, cela me rappelle des mauvais souvenirs. Et plutôt que de manque de vigilance, je parlerais d’hypocrisie de la part de certains utilisateurs qui s’insurgent concernant leurs droits à la vie privée, à la protection des informations personnelles, et passent leur temps sur les réseaux sociaux à étaler leur tartine quotidienne. C’est comme ceux qui critiquent toutes les merdes diffusées à la télé, mais sont les premiers à regarder des émissions de télé-réalité parce que, quand même, ça les fait bien glousser.

© Eugène Blove

Selfless, (« désintéressé », en français), ce choix était donc lié au « livre » de Kardashian ?

Comme elle, j’espérais être publié par le grand éditeur Rizzoli. Ce qui aurait été un choix artistique inédit et une tactique marketing à mon avis juteuse. Tant pis pour eux.

Quelques mots quant au format ?

Qu’il tienne dans la poche d’un jean.

Dans ce projet, Facebook a été ton collaborateur involontaire, peux-tu nous expliquer ta collaboration avec les hackers, et plus largement ton processus de création ?

Les hackers m’ont permis d’avoir accès au système de données d’un laboratoire travaillant pour Facebook basé sur la reconnaissance faciale. Sans eux, il m’aurait été impossible de collecter toutes ces photos. J’ai ensuite ajouté des légendes qui n’ont pour seul intérêt de n’en avoir aucun, à l’instar de celles sur les réseaux.

À qui s’adresse cet ouvrage ?

À tous les mécènes tentés à l’idée de faire de moi le grand trublion de l’art contemporain.

Selfless en trois mots ?

Breaks the internet.
Et en quatre : trou dans le vide.

Quel est ton rapport aux réseaux sociaux, tu as un compte Facebook, un compte Instagram, quel est ton usage de ces outils virtuels ?

Je pense que je me sers de ces outils plus qu’ils ne se servent de moi. Et il est, à mon avis, plus efficace de critiquer les rouages d’un système lorsqu’on en est une vis.

© Eugène Blove© Eugène Blove

Sur la couverture et la quatrième couverture de ton livre, on peut lire les conditions d’utilisations de Facebook, pourquoi ce texte ? Et quel est le point qui te choque particulièrement dans celui-ci ?

C’est un texte que je trouve tout à fait poignant. On peut notamment y lire que des technologies comme l’intelligence artificielle ou la réalité augmentée, aident « les gens malvoyants à comprendre quelles sont les personnes ou les choses présentes dans les photos ou les vidéos partagées sur le réseau ».

Dans ton introduction, tu partages une question : Faut-il être narcissique pour être artiste ? As-tu trouvé une réponse  ?

C’est aussi indispensable qu’être riche pour être heureux.

Le projet de traçage numérique (justifié par le déconfinement) est en ce moment discuté  à l’Assemblée nationale, quelle est ton opinion à ce sujet ? L’outil numérique peut-il « sauver » l’humanité ?

Adviendra ce qui arrive déjà en Chine. Pour nous sentir “protégés”, nous allons accepter de rogner sur nos libertés individuelles. Je suis plutôt nostalgique d’un temps que je n’ai pas connu, où l’on pouvait se passer de mots de passe, de livreurs à domicile et de coachs en développement personnel.

Quelle est ta vision du futur ? Comment le décrirais-tu ?

Une guerre entre Reptiliens Humanoïdes – Mack Zukerberg, Elizabeth II, Nagui, pour ne citer qu’eux – et Collapsologistes New Age, menée par Greta Thunberg. Jusqu’à ce que Mediapart révèle qu’elle serait en fait une Reptilienne Humanoïde infiltrée. Je ne vous raconte pas le bourbier… Moi j’assisterai de loin à tout ça, probablement depuis le fin fond du Cantal avec pour seul compagnon un clebs nommé Klaus.

Selfless, Classe moyenne édition, 20€, 102 p.

© Eugène Blove

selfless_Eugène Blove selfless_Eugène Blove

© Eugène Blove

Explorez
L'exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Le compromis, de la série Benzine Cyprine © Kamille Lévêque Jégo
L’exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Les expositions présentant le travail de femmes photographes et traitant de sujets liés au féminisme et à l’égalité des genres sont...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Dans l'œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Black Friday © Marivan Martins
Dans l’œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Marivan Martins, photographe brésilien, installé à Paris, dont le livre autoédité Black Friday est...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Sony World Photography Awards 2025 : Photographier le déni, documenter les résistances
The Journey Home from School © Laura Pannack, United Kingdom, Winner, Professional competition, Perspectives, Sony World Photography Awards 2025.
Sony World Photography Awards 2025 : Photographier le déni, documenter les résistances
Des corps qui chutent, des trajectoires contrariées, des espaces repris de force… Et si la photographie était un langage de reconquête ?...
10 mai 2025   •  
Écrit par Anaïs Viand
Marion Gronier, la folie et le regard
© Marion Gronier, Quelque chose comme une araignée / Courtesy of the artist and Prix Caritas Photo Sociale
Marion Gronier, la folie et le regard
Pendant deux ans, Marion Gronier a arpenté des institutions psychiatriques en France et au Sénégal. Sans jamais montrer de visages, elle...
09 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
Nos derniers articles
Voir tous les articles
L'exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Le compromis, de la série Benzine Cyprine © Kamille Lévêque Jégo
L’exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Les expositions présentant le travail de femmes photographes et traitant de sujets liés au féminisme et à l’égalité des genres sont...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Dans l'œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Black Friday © Marivan Martins
Dans l’œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Marivan Martins, photographe brésilien, installé à Paris, dont le livre autoédité Black Friday est...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #543 : Clarice Sequeira et Maurizio Orlando
© Clarice Sequeira
Les coups de cœur #543 : Clarice Sequeira et Maurizio Orlando
Clarice Sequeira et Maurizio Orlando, nos coups de cœur de la semaine, proposent un regard intime sur soi et sur l'autre. La première...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 5 mai 2025 : révolution des corps
© Anouk Durocher
Les images de la semaine du 5 mai 2025 : révolution des corps
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages Fisheye célèbrent les corps sous différentes formes, de sa portée politique aux...
11 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger