Le Centre de la photographie de Mougins présente, jusqu’au 8 juin 2025, une exposition sur le photographe japonais iconique Issei Suda.
Jusqu’au 8 juin, le Centre de la photographie de Mougins accueille Fushikaden, une exposition sur l’œuvre majeure du photographe japonais Issei Suda. C’est dans une époque où le Japon semble courir après lui-même que s’ancre le travail de cet artiste hors du commun. Le pays, encore marqué par les cicatrices de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation américaine, connaît une croissance économique aussi foudroyante que brutale. En quelques années à peine, l’archipel devient la deuxième puissance mondiale, au prix d’un bouleversement profond de son tissu social, de ses paysages et de ses repères. La marche est forcée et l’hystérie de la modernité gagne tous les pans de la société. Dans cette accélération, les traditions se figent ou se délitent, les identités se cherchent et l’atmosphère semble suspendue, étrange. L’heure est à un certain goût pour le surréalisme. Les avant-gardes visuelles s’expriment surtout dans les revues, car les galeries et les musées sont devenus trop précaires. Si certains mouvements expriment un désir d’engagement et de documentation, le journal Provoke, quant à lui, détricote l’image en explorant des langages plus explosifs face à ce monde nouveau et inquiétant. Pendant ce temps, Issei Suda parcourt les rues de Tokyo et essaie d’en capturer les métamorphoses, alors que l’été bat son plein. Puis, il s’éloigne de la capitale pour rejoindre les provinces plus éloignées du Tōhoku, du Hokuriku et du Kanto, dont il écume, au cours des années 1970, les matsuri, fêtes populaires traditionnelles, mi-religieuses, mi-profanes. Ses photographies carrées réalisées au Rolleiflex, aux cadrages précis, dépouillés d’effets graphiques évidents, montrent des scènes de rue, des portraits. Il saisit ses contemporain·es avec un regard radical et empreint de poésie et d’humour.
Le sublime qui nous échappe
Né en 1940, Issei Suda fait ses premières armes en 1967 auprès de la troupe de théâtre d’avant-garde Tenjō Sajiki, dirigée par Shūji Terayama. Il se lance ensuite dans une carrière de photographe indépendant à partir de 1971. Bien avant de devenir un ouvrage de référence, Fushikaden est d’abord une série publiée par épisodes. Entre décembre 1975 et décembre 1977, huit portfolios paraissent dans la revue Kamera Mainichi, formant peu à peu les contours d’un ensemble devenu culte. Le succès est immédiat. Dès 1978, l’éditeur Asahi Sonorama publie une version en livre, resserrée à 100 photographies – contre les 138 choisies à l’origine par Issei Suda lui-même. Il faudra attendre 2012 pour que la série complète soit enfin révélée grâce au travail de l’éditeur Akio Nagasawa. Le titre Fushikaden fait référence à un traité fondamental du théâtre nô, mais l’univers d’Issei Suda se nourrit tout autant des images du cinéma hollywoodien et de la mise en scène spectaculaire des films d’Orson Welles. Cette influence multiple infuse une œuvre singulière, où le quotidien prend des allures d’étrange théâtre silencieux. Néanmoins, bien que souvent rapproché à la photographie humaniste et surréaliste occidentale, le travail d’Issei Suda, en réalité, ne peut pas être appréhendé par ce seul prisme. Ces références peinent à caractériser la complexité de ses compositions et la culture séculaire qu’elles incarnent. Tout en représentant les détails du quotidien ou les accidents ironiques de la vie, le photographe donne vie à un style unique, qui n’a pas d’égaux ailleurs et qui est un témoignage du Japon des années 1970. Le point de vue est le sien, celui qu’il porte sur une société en pleine mutation. Parmi ses images iconiques, celle qui plus que toute autre exprime ce sens de stupéfaction, de mystère, d’humour et de théâtralité est sans doute le portrait d’un acteur de kabuki, le visage grimé. Par ses portraits, l’artiste parvient à dire le « sublime qui nous échappe ».