« J’ai fini par réaliser qu’on ne peut pas faire confiance aux images que l’on voit »

26 mars 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« J’ai fini par réaliser qu’on ne peut pas faire confiance aux images que l’on voit »

Suite à l’élection de Donald Trump, en 2016, le photographe Gregory Eddi Jones, établi à Philadelphie, a créé Flowers for Donald. Une série de collages, inspirée de l’esthétique dada, qui tente d’expliciter le choc ressenti au lendemain de cette nouvelle présidence.

Fisheye : Quel est ton premier souvenir lié à la photographie ?

Gregory Eddi Jones : Lorsque j’avais une quinzaine d’années, durant l’été de 2001, je me suis rendu à New York pour la première fois. J’avais emporté avec moi un boîtier compact, pour prendre des photos de touristes. Je me souviens avoir levé mon appareil pour immortaliser les tours jumelles, et m’être rendu compte que, si je bougeais légèrement, je pouvais capturer le soleil entre les deux tours. J’ai réalisé pour la première fois que faire de la photo signifiait prendre des décisions. Quelques mois plus tard, j’ai vu les tours s’effondrer à la télévision, et j’ai été marqué par la couverture médiatique, et le rôle de la photographie durant cet événement. Si, pendant longtemps, j’ai placé mon travail dans un contexte « post 11 septembre », tout a changé depuis l’élection de 2016.

Comment ton approche a-t-elle évolué depuis ?

Je n’ai pas utilisé « sérieusement » mon boîtier depuis 2013. Ma pratique joue avec la notion d’appropriation, et les stratégies de manipulation présentes dans notre société, dans le but de construire une critique visuelle de ma matière première : les médias. Je documente la façon dont les photographies sont utilisées pour communiquer de manière subversive, et souvent infâme. J’ai fini par réaliser qu’on ne peut pas faire confiance aux images que l’on voit.

Comment est née ta série Flowers for Donald ?

J’ai réalisé la première image de Flowers for Donald trois jours après l’élection de Trump. À l’époque, ce n’était pas nécessairement une idée que je souhaitais développer, mais plutôt une manière de surmonter cet événement traumatique. Je me suis assis, en voulant créer l’image la plus radicale possible, et ces collages sont nés. La première image n’a pas exorcisé mon sentiment d’appréhension, alors j’ai continué.

Comment as-tu construit ces collages ?

Tous mes collages partent d’une image de fleur, que je modifie sur Photoshop. Je travaille de manière inconsciente, sans savoir à quoi ressemblera l’image finale. Par conséquent, toutes mes créations sont devenues imprévisibles. En dehors de ce travail sur Photoshop, j’utilise également des images provenant du web, et des éléments de design que je trouve sur différentes plateformes – les sites d’actualités ou les réseaux sociaux par exemple. Toutes mes œuvres sont des créations purement digitales.

© Gregory Eddi Jones© Gregory Eddi Jones

Ce projet est intimement lié au président américain. Que souhaitais-tu mettre en avant ?

Je pense que je voulais représenter l’aspect spectaculaire de l’élection. Le bombardement médiatique, et la frénésie des chaînes télévisées. La façon dont ces informations envahissent nos vies. Mon travail interroge : comment l’art peut-il repousser l’impact de ces conditions politiques malveillantes ? J’ai bien peur que la réponse à cette question soit pessimiste : il peut faire très peu de choses. D’une certaine manière, ces images représentent leur propre futilité.

Tu as dit être inspiré par le dada (un mouvement artistique, intellectuel et littéraire du 20e siècle, remettant en cause les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques de l’époque. Également caractérisé par une certaine liberté d’expression, et l’usage de matériaux et supports singuliers). En quoi ce mouvement t’a-t-il influencé ?

Je crois que j’ai fini par réaliser que les Dadas avaient été confrontés aux mêmes problèmes créatifs que moi. Je pense notamment aux travaux de collage d’Hannah Höch, Raoul Hausmann et John Heartfield, qui étaient inspirés par l’environnement politique turbulent de l’Europe de l’entre-deux-guerres. C’est ainsi que j’ai commencé à adopter l’esthétique du mouvement dada, simplement parce qu’aucune autre ne paraissait plus appropriée.

En quoi le collage est-il plus approprié que la photographie ?

Les collages, qu’ils contiennent des images ou des mots, étaient l’une des pratiques centrales du mouvement dada. L’esthétique de ces œuvres, et la convergence de matériaux provenant de sources différentes forment une véritable métaphore de la déstabilisation et de l’absurdité du quotidien. Contrairement à la photographie, le collage ne porte pas le fardeau du réel, il devient libre. Étrangement, le collage peut devenir plus honnête qu’un cliché, puisque le regardeur le reconnaît d’ores et déjà comme une fiction.

Pourquoi avoir choisi le motif de la fleur, fil rouge de ton projet ?

Tout d’abord parce que les fleurs ont un rôle traditionnel dans l’histoire de l’art : elles représentent la beauté. L’art est également considéré comme le reflet de la société dans laquelle il est créé, et je souhaitais interroger l’incompatibilité de ces deux idées, tout en illustrant ce qui se passait aux États-Unis.

Je pense que la représentation florale symbolise l’art lui-même, parce que tous les artistes se tournent vers la fleur à un moment de leur carrière. C’est un sujet iconique et extrêmement malléable. En d’autres termes, on pourrait voir mon travail comme une représentation de l’art, infecté et compromis par la place importante qu’occupe la présidence dans notre imaginaire commun. Un sujet trop important pour être ignoré.

© Gregory Eddi Jones© Gregory Eddi Jones
© Gregory Eddi Jones© Gregory Eddi Jones
© Gregory Eddi Jones© Gregory Eddi Jones
© Gregory Eddi Jones© Gregory Eddi Jones

© Gregory Eddi Jones

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