« J’ai voulu des liens émotionnels qui s’éloignent du premier degré »

17 décembre 2020   •  
Écrit par Julien Hory
« J’ai voulu des liens émotionnels qui s’éloignent du premier degré »

Dans MOROCCO, ouvrage autoédité distribué sur son site, Ilyes Griyeb livre sa vision d’un Maroc qui fait partie de lui. Plus qu’un simple état des lieux, c’est une histoire contemporaine où se mêlent les générations et les rêves. Il propose ainsi une photographie moderne qui offre un regard neuf sur le pays.

Fisheye : Tout d’abord, peux-tu te présenter ?

Ilyes Griyeb : Je suis né en 1989 et viens du sud de la France. Ma famille, originaire du Maroc, y est arrivée dans les années 1980. Je viens d’une famille de travailleurs terriens, je n’ai pas grandi dans la culture et les livres. On était très loin de cela. Ma culture ? C’était internet. C’est ce qui m’a ouvert au monde et à l’image. Alors, à l’âge de 19 ans, j’ai rejoint Paris pour faire des études de graphisme. Et un an plus tard, j’ai arrêté pour me mettre à mon compte et travailler en web et en print.

Comment t’es-tu tourné vers la photographie ?

Peu à peu, mon activité de graphiste m’a amené à travailler avec des photographes, notamment à travers l’édition. C’est à ce moment-là que la photographie a commencé à m’intéresser. Auparavant, je n’avais pas de réelle pratique. Et puis à force de fréquenter ces artistes, d’assurer la direction artistique sur certains projets, j’ai voulu réaliser mes propres images. Mais tout cela, je l’ai fait en autodidacte.

Quel a été ton premier projet ?

MOROCCO est mon premier projet, et à l’origine, il n’a pas été pensé comme tel. Au début, je voulais juste faire des photos, développer ma technique. Je ne pensais pas à me professionnaliser, ce n’était pas l’objectif initial. C’est dans la région de  Meknès, un endroit familier où vit encore mon père, que j’ai commencé. Mes premières images me plaisaient. Mises ensemble, elles disaient quelque chose, elles révélaient un sujet. Je me suis rendu compte aussi qu’il y avait une recherche presque introspective, une quête personnelle que j’ai voulu poursuivre.

© Ilyes Griyeb

MOROCCO est aujourd’hui un livre que tu as auto-édité. Comment est née cette idée ?

Cette idée est apparue assez vite, au bout d’un an je dirais. Je ne savais pas comment faire ni quelle forme cela prendrait. Au début je me disais : « pourquoi ne pas faire une petite édition, sur un papier moins noble ? » Et plus je me suis professionnalisé, plus j’ai souhaité réaliser quelque chose de plus qualitatif et d’en faire un vrai livre. Il m’a été important de prendre mon temps. Au final, je pense que ce livre fait honneur aux images.

Comment définirais-tu ta pratique de la photographie aujourd’hui ?

J’ai eu des pratiques très diverses. Je ne pense pas qu’on puisse me définir en fonction de mes travaux. Je me suis essayé à la photographie documentaire, à la photographie d’art, de la mode… Mais pour moi, il y a des passerelles et la pratique reste la même. Mon écriture a beaucoup évolué. Si j’ai pu être dans une narration attendue autour de sujets précis, dans le genre reportage, aujourd’hui je développe une démarche plus artistique. J’ai appris à prendre du recul sur mes images.

Tes images montrent un Maroc différent des représentations habituelles. Comment l’expliquer ?

Bien que sur place, je sois un étranger, j’ai une compréhension de ce qui se passe à l’intérieur. Si je me compare à mes amis, j’ai une culture marocaine très forte. Mes parents sont restés “très marocains”. À la maison, nous avons toujours parlé arabe, je trouve étrange de parler français avec eux. J’avais donc des facilités à évoluer là-bas. Puis mon père a acheté des terres agricoles vers Meknès, l’obligeant à y être la plupart du temps. C’est pourquoi mes allers-retours se sont intensifiés. Mes visites estivales  se sont transformées en des voyages plus réguliers – cinq voyages par an. Ainsi, je suis resté très connecté avec la région et je me fonds facilement dans la masse. J’ai ainsi accès à des personnes ou des endroits privilégiés.

© Ilyes Griyeb

C’est un Maroc pluriel qu’on découvre, où les générations et les époques se croisent. Peux-tu nous en parler ?

 Le Maroc est comme cela. Il y a des endroits où tu as l’impression d’être bloqué dans les années 1990. Et deux heures de route plus loin, tu te retrouve en 2020. Les employés avec lesquels travaille mon père ont le même train de vie qu’il y a 50 ans. Alors qu’à Casablanca, tout est hyperdéveloppé.
Quant aux générations, elles ont du mal à se comprendre car elles n’ont pas été confrontés aux mêmes rêves. Par exemple, celle de mon père accepte son sort, et cet idée de partir ailleurs était un rêve inaccessible – une forme de fatalisme. Aujourd’hui la jeunesse marocaine dispose d’une fenêtre sur le monde qui les appelle et leur fait miroiter une meilleure vie. Ça entraîne une frustration absolue. Ils ont mis leur vie en pause, en espérant un jour s’en aller, mais ils sont restés coincés là où leurs rêves s’arrêtent.

Et ceux qui parviennent à partir, comment vivent-ils ?

C’est encore pire. En réalité, ils se retrouvent seuls. Ils ont encore une accroche avec le Maroc via leur smartphone, mais c’est tout. Comme ils sont généralement clandestins, ils ne peuvent pas s’appuyer sur la famille ou les amis pour les aider. Alors par fierté, ils s’inventent une vie sur les réseaux sociaux et font croire que tout va bien. Mais dans leur quotidien, ils souffrent.

Qu’est-ce que ces images disent de toi ?

Au début, j’ai voulu composer une sorte d’état des lieux du Maroc contemporain. C’est pour ça que le titre, MOROCCO, est généraliste. Au final, il s’agit plus de ma conception du Maroc d’aujourd’hui. Comme je le disais, mon écriture a évolué au cours du projet. Au fur et à mesure, j’ai voulu témoigner des liens beaucoup plus émotionnels, des énergies qui s’éloignent du premier degré. On peut dire qu’il s’agit d’une constellation d’images qui finissent par dire quelque chose de moi, et de mon rapport à la terre de mes parents.

Des projets à venir ?

Je compte poursuivre dans cette logique introspective, tout en m’orientant vers des sujets moins vastes. Je me rends compte que j’aurais du mal à travailler sur une thématique que je ne connais pas initialement. J’ai l’impression ainsi de proposer une vision qui fait bouger les choses, les a priori. Si, demain, je me rends compte que je n’ai plus rien à dire ou que je me sens inutile, alors j’arrêterai et passerai à autre chose.

MOROCCO, auto-édité par Ilyes Griyeb, 49€, 120p.

 

© Ilyes Griyeb

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