Quelques semaines après la première manifestation des gilets jaunes, le photographe documentariste Vincent Jarousseau publie son deuxième roman-photo. Fruit d’un travail de deux ans à Denain (Nord), cet ouvrage d’une rare justesse explique la genèse du mouvement. Cet article, rédigé par Sofia Fischer, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Novembre 2018. Des quatre coins du pays, puisant dans une colère qui gronde et qui fait craquer le plancher des HLM et des maisons de lotissement à crédit, sans corps intermédiaires pour l’initier, sans syndicats ni partis, se lève un mouvement social que personne n’a vu venir. Gilets jaunes sur le dos, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se mettent à occuper les ronds-points partout en France, interrompre la circulation, ouvrir les péages autoroutiers dans un culot qui en dit long sur le ras-le-bol. Marre des fins de mois difficiles, des impôts qui grignotent de plus en plus leurs maigres salaires et retraites, marre des services de vaisselle à 50 000 euros pour l’Élysée, alors qu’eux doivent choisir entre payer le chauffage ou la taxe d’habitation. Là, le plein d’essence qui augmente, c’est la goutte d’eau qui renverse le vase. « Il n’y a plus rien à perdre, on est dans la merde de toute façon », répètent-ils en boucle sur les chaînes d’infos.
Absence d’horizon
Dans les rédactions, c’est la panique. On organise des réunions, où, dans les premiers instants, on se demande « si ça va tenir ». On s’interroge sur le nombre de journalistes à envoyer sur le terrain. A priori, ce n’était qu’un coup de gueule de citoyens agacés par l’augmentation du prix à la pompe, balancé sur les réseaux. Pas de quoi renverser tout un pays. « Le gilet jaune est un symbole réducteur du mouvement, prévenait Vincent Jarousseau sur les réseaux sociaux, dès le lendemain de la première manifestation, le 17 novembre dernier. Il représente la bagnole et la hausse de carburant. La colère va bien au-delà. » À ce moment-là, très peu de monde a réellement pris la mesure de cette vague qui va déferler sur le pays et ses actualités durant plusieurs mois.
Tout à coup, la France des privilégiés, celle qui lègue le monde à ceux qui ont déjà tout, se prend en plein cœur et dans le désordre : les fins de mois difficiles, l’humiliation quotidienne, l’absence d’horizon de « l’autre France. » Trois mois plus tard, alors que Paris tente encore de saisir ce mouvement insaisissable qu’on aurait pu voir venir, Vincent Jarousseau publie Les Racines de la colère, un roman-photo sur les habitants de la ville de Denain, dans le Nord de la France. Deux ans de travail dans le cadre du Forum Vies Mobiles, racontant à quoi ressemblait la France figée juste avant l’explosion. Vincent Jarousseau fait partie de ces photographes qui pressentent, enquêtent, s’immergent, plutôt que réagissent. Penché depuis longtemps sur les fractures qui menacent notre modèle démocratique, son précédent livre, L’Illusion nationale, un roman-photo coécrit avec l’historienne Valérie Igounet et paru en février 2017, racontait le quotidien des habitants de trois municipalités frontistes du pays. Trois mois plus tard, au moment de l’élection présidentielle de 2017, l’ouvrage apportait un éclairage cru et nécessaire sur le score que faisait la candidate Marine Le Pen.
Une France cabossée
Dans ses images des Racines de la colère, également visibles jusqu’au 29 avril aux Archives nationales, à Paris, dans le cadre de l’exposition Mobile/Immobile, le photographe nous livre cette fois le récit d’une France humiliée, d’une France à un repas par jour, de celle des allocs et des petits boulots. D’une France bombardée toute la journée de publicités pour l’inciter à consommer des choses qu’elle ne peut se payer. D’une France qui a vu élire un président « en marche », mais qui n’a souvent pas de voiture, pas de permis, et n’a qu’un bus qui passe toutes les trente minutes pour rejoindre ses enfants en garde partagée avec un ex-conjoint à 50 km de là. Une France que la vie et la société continuent de cabosser, sans parvenir à la décomposer complètement. Celle que le photographe a rencontrée dans des trams ou dans la rue, et dont il a dû gagner la confiance, pour la suivre et la photographier durant deux ans. Un défi relevé avec beaucoup de justesse et de pudeur, qui font la force des pages des Racines de la colère.
C’est durant l’élection présidentielle que Vincent Jarousseau a commencé à travailler à Denain. La philosophie d’un mouvement comme En Marche, corporate et mobile, semblait détonner dans cette ville de 20 000 habitants, à trente minutes d’Hénin-Beaumont. Emmanuel Macron y a d’ailleurs réalisé un de ses plus mauvais scores. Fleuron nordiste du début du XXe siècle, berceau de la production d’acier et de charbon, où Zola viendra se documenter pour Germinal, Denain a perdu de sa superbe à l’annonce de la fermeture d’Usinor – ancêtre d’ArcelorMittal et plus grosse usine de la ville jusqu’en 1978. La commune perd alors un tiers de sa population entre les années 1970 et 1980, dans un effet boule de neige : 50 000 emplois disparaissent. La région est désertée. Les personnes qui restent ou arrivent sont les plus pauvres. Le taux de chômage oscille entre 30 et 55 % chez les jeunes, et celui de la pauvreté approche les 45 %, selon l’Insee.
Un territoire emblématique de cette France que certains ont qualifiée de « périphérique ». « Il y avait un tel écart entre ce que j’ai pu voir sur place et le discours du candidat », se souvient le photographe. Il décide alors de documenter la vie de ceux dont il obtient la confiance, à travers l’angle de la mobilité, si présente dans le discours présidentiel, et si problématique dans le quotidien des habitants de Denain. « Jusqu’au nom de son parti, Macron a choisi le mouvement comme une injonction : il faut bouger pour s’en sortir. Il a un discours décomplexé et très néolibéral », analyse le photographe, collaborateur parlementaire d’un député socialiste de 1997 à 2014, puis adjoint au maire du 14e arrondissement de Paris. « On vend aux plus pauvres une utopie morale, doublée d’une culpabilisation: si vous n’y arrivez pas, c’est de votre faute », poursuit-il.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #35, en kiosque et disponible ici.
Les Racines de la colère, éditions Les Arènes, 22 €, 168 pages
© Vincent Jarousseau