Après une (trop) longue période de mise en quarantaine de la culture, les musées rouvrent leurs portes aujourd’hui ! Prolongée jusqu’au 24 octobre, l’exposition Moriyama – Tomatsu : Tokyo à la Maison Européenne de la Photographie nous invite à plonger dans les univers flamboyants de deux grands maîtres de la photographie japonaise.
La MEP rouvre ses portes aujourd’hui, mais c’est dans ses locaux déserts que nous avions découvert, en exclusivité, l’exposition Moriyama – Tomatsu : Tokyo, guidés par le directeur du lieu culturel, Simon Baker. Installée sur deux étages – chacun dédié à l’un des photographes – l’exposition s’est construite comme un événement immersif en deux lectures : un état des lieux du Japon d’après-guerre jusqu’aux dernières décennies, ainsi qu’un véritable hommage de Daido Moriyama à Shomei Tomatsu, photographe qu’il admire profondément. Pensées comme deux installations parallèles, chacune nourrissant l’autre, les collections d’images se répondent, se complètent et donnent à voir les multiples identités d’un pays en mutation.
« Les photographies de Tokyo de Tomatsu ne sont pas souvent exposées, rappelle Simon Baker. C’est sa veuve qui a imprimé tous les tirages, que nous avons choisis ensemble. Pour la partie consacrée à Moriyama, c’est le photographe lui-même qui a réalisé la totalité de la scénographie. Il s’agit, pour lui, d’une manière de faire honneur à Tomatsu. » Si les installations demeurent classiques, chronologiques, le talent des deux photographes transcende les cadres. Contrastant avec des murs blancs, ou ornés d’illustrations colorées, graphiques, leurs photographies refusent de rester ancrées dans une époque. Elles s’imposent, au contraire, comme des trésors intemporels, illustrant une culture aussi étrangère que fantasmée.
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
La splendeur de l’inattendu
Moins de dix années séparent Shomei Tomatsu de Daido Moriyama. Pourtant, si le second considère le premier comme une source d’inspiration majeure, leurs regards se contrastent et s’opposent, au cœur de l’exposition. Influencé par l’occupation américaine du Japon – qui se prolonge jusqu’en 1972 – Tomatsu privilégie d’abord une approche documentaire, capturant un pays transformé par l’influence occidentale. Une American touch qui se retrouve dans les accoutrements, les préférences culturelles des jeunes Japonais. Favorisant une approche immersive, Tomatsu s’impose comme un photographe agressif, allant au plus proche de ses sujets pour saisir leur identité, leur singularité. Moriyama, au contraire, est plus réservé, timide, et laisse à ses modèles une distance nécessaire à la liberté de création. Pourtant, les auteurs sont réunis par une envie de créer. Un désir d’expérimenter avec un médium qu’ils jugent déjà en voie d’extinction. Si l’un privilégie l’image unique et l’autre la série, tous deux cherchent à repousser les limites du 8e art.
Dès les années 1960, Tomatsu enclenche un virage esthétique, et change complètement d’approche. « Il réalise alors que la photographie documentaire ne lui sert à rien, lui qui cherche à exprimer des émotions. Il se tourne donc vers la photographie subjective », précise Simon Baker. Abstraits, radicaux, ses clichés deviennent des œuvres d’arts obscurs, que l’on se plaît à analyser. Figure de proue du mouvement Provoke, Moriyama ne cesse quant à lui de métamorphoser le réel. À l’aide du flou, du grain, du contraste, il creuse les noirs et révèle des détails infimes pour faire surgir la splendeur de l’inattendu. En pénétrant dans la première salle consacrée à son œuvre, ses tirages gigantesques ne peuvent qu’accrocher le regard. Parmi eux, une série d’œuvres graphiques, présentant, sous forme de sérigraphie, un accident de voiture à la manière des tableaux d’Andy Warhol. Un récit photographique relaté à la manière d’une bande dessinée. Complémentaires, les regards des artistes dévoilent un Japon contemporain, capturé par un œil acéré, mû par le besoin de réinventer un art dont l’évolution est nécessaire.
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
Berceau d’une avant-garde
Avec un goût prononcé pour la marginalité, c’est la figure de l’outsider dégénéré qu’incarnent les deux artistes. En discutant sa série Asphalt, dans un texte publié en 1976 pour le magazine Hanashi no Tokushū, Tomatsu dit avoir adopté le regard d’un chien errant : « je me suis forcé à marcher en baissant les yeux ». Analogie reprise ensuite par Moriyama, dans le titre d’un essai écrit quelques années plus tard : Mémoire d’un chien. Anticonformistes, les regards de Moriyama et Tomatsu se croisent à Shinjuku, quartier mythique – à la réputation sulfureuse – de Tokyo. À l’image du Paris des années 1930, ce quartier populaire devient le berceau d’une avant-garde nippone, transgressive et libre. « Shinjuku c’est Pigalle, c’est les surréalistes, c’est les boîtes de nuits, c’est le striptease, c’est progressif », explique Simon Baker. Dans ce terrain de jeu fantastique et décalé, les deux photographes arpentent les rues, et se rapprochent de tout un réseau artistique et politique, proche du mouvement dada européen. Influencées par le théâtre et le cinéma expérimental, leurs œuvres prennent la forme de performances. En témoigne le livre Farewell Photography (Adieu à la photographie, NDLR) publié en 1972, de Moriyama, qui dit « vouloir aller au bout de la photographie elle-même ». Résultat « d’une performance ivre et nihiliste », comme le raconte Simon Baker, la photographie ne cherche plus à représenter la réalité, mais seulement à en capter un instantané.
Are-Bure-Boke, « brut, flou, trouble ». Véritables impératifs pour cette jeune garde de la photographie, ces principes sont défendus religieusement au cours des années 1960. Par l’expérimentation et la provocation constante, à la limite de l’obsession, Tomatsu et Moriyama sont devenus les éclaireurs de l’évolution du 8e art au Japon. À l’image d’un André Breton ou d’un Man Ray en Europe, les deux artistes nippons repensent les règles de la photographie par une désobéissance formelle. Exercice stylistique – mais aussi stratégie punk et rebelle – la vocation du Are-Bure-Boke est de déboussoler. Défier les règles et désemparer les esprits : un modus operandi dans lequel les deux artistes excellent. Après la guerre, les opinions divergent et les esprits se reconstruisent dans la frénésie des bouleversements sociaux. Et, avec l’œil braqué dans le viseur, l’appareil photo se fait le miroir des mœurs décadents. Admiratifs du Paris, ville lumière, les deux artistes trouvent dans Tokyo, la ville néon – électrique, tachée, et bruyante. Dans le chaos d’une ville-monde où les écarts sociaux, culturels et politiques se creusent, les avant-gardes Tomatsu et Moriyama traduisent cette tension en une œuvre iconique et intemporelle.
© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery
© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
à g. © Shomei Tomatsu – INTERFACE ; à d. © Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery
© Shomei Tomatsu – INTERFACE
© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery
© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery