Nous avions découvert le travail de Laurent Kronental il y a deux ans avec sa série Souvenir d’un futur. Il documentait la vie des séniors vivant dans les grands ensembles de la région parisienne. Aujourd’hui, il dévoile les intérieurs de la cité Pablo Picasso et nous propose avec Les Yeux des tours une croisière intime et sociologique. Entretien inédit.
Fisheye : Quand as-tu découvert ces tours pour la première fois ?
Laurent Kronental
: Je connais la cité Pablo Picasso depuis mon enfance car le quartier est proche de Courbevoie où je vis. Ses 18 “tours nuages” m’intriguaient, me fascinaient et ont enrichi mon imaginaire. Je m’y suis rendu pour la première fois en 2011. De 2011 à 2015, j’ai effectué quelques clichés de ma première série Souvenir d’un Futur. Dès le départ, j’ai été impressionné par son gigantisme.
Qu’est-ce qui te fascine lorsque tu regardes ces tours ?
La cité Pablo Picasso est pour moi l’un des grands ensembles les plus spectaculaires et emblématiques construit pendant les Trente Glorieuses en France. Je ressens aussi la force et la brutalité de ses immeubles posés tels des vaisseaux ou des fusées. Ce contraste social, urbain, culturel, économique me saisit. Étrangement, je sentais ces logements à la fois proches et connectés à La Défense, à Paris et paradoxalement isolés telle une bulle intemporelle, une ville dans la ville. Il y a là une fracture d’époques flagrante. Les tours Nuages captivent par leurs lignes, leur taille, leurs façades aux mosaïques colorées rappelant un camouflage militaire et leurs fenêtres étonnantes semblables à des hublots. Plus qu’une fenêtre originale, le hublot apparaît aussi comme un œil biface qui observe le monde. Subtile frontière entre l’environnement et le foyer, cet œil nous parle de la société, de l’Homme et de ses aspirations. Il peut être inquiétant aussi car il dévoile une réalité grouillante et changeante étendant ses constructions sur la nature. C’est la lucarne d’un salon volant. C’est le sabord d’une cuisine flottante.
Comment a germé l’idée de cette nouvelle série, Les yeux des Tours ?
Au cours de mes quatre dernières années à travailler sur ma première série, j’ai eu l’occasion de rencontrer bon nombre d’habitants qui m’ont gentiment accueilli chez eux. Cela m’a permis d’observer leur lieu de vie. À l’époque, j’avais commencé à photographier quelques appartements ainsi que leur mobilier. Puis j’ai abandonné cette piste, me disant que Souvenir d’un Futur devait porter uniquement sur l’espace collectif extérieur qui illustrait exactement le récit que je souhaitais transmettre. En 2015, j’ai commencé à visiter plusieurs appartements des Tours Aillaud. Je sentais qu’il y avait là un magnifique potentiel qui n’avait jamais été véritablement exploité. J’étais toujours autant charmé par ce quartier et stupéfait par la forme cylindrique des logements, leur allure rétro futuriste comme bloquée dans le temps. J’avais la sensation d’être transporté dans “Playtime” de Jacques Tati. Une autre spécificité attirait alors toute mon attention : les fenêtres. De l’extérieur, celles-ci me faisaient penser à des maisons troglodytes aux ouvertures creusées dans la roche. Elles sont devenues le point d’ancrage de mon nouveau projet. La vue qu’elles offraient m’émerveillait.
Qu’as-tu voulu montrer à travers ce projet ?
Ce projet prolonge mon étude des grands ensembles en les explorant de l’intérieur. J’ai choisi pour cela de photographier le quartier des Tours Aillaud et d’illustrer la vie de ses habitants. J’avais cette forte envie d’explorer ces tours qui détonnent dans le paysage, de connaître leurs intérieurs, leurs différents visages au gré des saisons et des lumières, leurs habitants, leur histoire. Certes, là-haut, il y a la vue. Mais elle n’est pas tout pour ceux qui vivent là. Elle n’est que l’arrière-plan d’une vie quotidienne. Il faut cuisiner, dormir, recevoir, se divertir. Les paraboles, les façades, les touffes d’arbres, les lumières, les routes cohabitent avec les meubles, le réfrigérateur, le lit, la décoration, la télévision. Cette série rappelle que la perspective n’est rien sans le point de vue, que la scène n’est que le reflet ou l’ombre de celui qui la contemple, autorisant ainsi toutes les transfigurations. Le regard retrouve alors son sens premier et devient l’autre nom de la fenêtre. Les yeux des tours s’ouvrent et voient soudain le paysage bétonné prendre sens. Le rêve futuriste du bâtisseur, confronté à la durée et à l’existence, se prolonge en une ultime illusion : celle de voir réunit sur un même plan le passé, le présent et le futur.
Est-elle apparue comme une continuité indispensable après Souvenir d’un futur ?
Je me focalisais avec ma première série Souvenir d’un Futur sur les extérieurs des grands ensembles de la région parisienne dans lesquels j’ai photographié les habitants seniors. Mon objectif était de projeter le spectateur dans un univers où les derniers témoins seraient les personnes âgées. Je voulais rendre hommage à une génération souvent marginalisée avant qu’elle ne disparaisse, emportant avec elle le souvenir d’une époque. Il m’apparaissait pertinent de lier le vieillissement de ces ainés à celui des ensembles qu’ils ont vu construire. Ce premier projet nous questionne sur la manière dont on imaginait le futur après guerre. Dans les années 50-60, l’homme nouveau était censé trouver dans ces grands ensembles le bonheur en famille loin de l’agitation. Ces quartiers ont été construits afin de résoudre les problèmes de logement, d’accroissement démographique, d’exode rural et d’immigration. À partir des années 70, ils sont devenus des cités dortoirs controversées. Cette série donne une nouvelle perspective à Souvenir d’un Futur. Fasciné tant par le geste architectural que par l’idéal utopiste qui le sous-tend, je souhaite inviter le spectateur à découvrir l’intimité de l’habitat et retrouver la trace de l’individu au sein du grand ensemble. Le sens de lecture est cette fois-ci inversé : nous partons de l’intérieur pour nous rendre vers l’extérieur. Ce chapitre complémentaire m’a semblé faire sens avec mes recherches. Il amène un autre regard sur ces quartiers de logements sociaux aussi tentaculaires que déroutants.
Comment définirais-tu ton approche photographique pour ce projet ?
Les Yeux des Tours
est une série typologique qui suit un protocole de travail bien défini. Chaque cliché est réalisé méthodiquement à la chambre argentique 4×5 en format paysage. Ce sont des vues en couleur toujours frontales et centrées en couleur. L’humain y est absent. D’un appartement à l’autre, on retrouve des similitudes et un socle de composition caractérisé par la fenêtre. Le hublot se répète dans une géométrie souvent identique laissant apparaitre les détails de la vie des habitants. Cette rigueur de cadrage apporte des contraintes qu’il faut respecter mais permet de créer un fil conducteur. Pendant la première partie du projet, je me servais souvent d’un compact numérique pour prendre des notes. Je voulais être le plus libre possible dans mes mouvements et n’emportais pas ma chambre argentique systématiquement. Dans un deuxième temps, je me suis rendu compte qu’il était essentiel de toujours avoir mon appareil grand format avec moi. Il m’est arrivé d’avoir une seule chance d’entrer chez une personne pour réaliser un cliché.
Tu as travaillé deux ans sur ce projet, pourquoi est-ce important de travailler sur une longue durée ?
Deux années peuvent paraitre longues, mais elles sont essentielles pour murir un travail photographique. Toutes compositions ne se donnent pas immédiatement. Il faut les découvrir, choisir ce qui les rend belles ou pertinentes, ce qui leur donne du sens : la lumière, la météo, la distance au sujet, la construction du cadrage, les détails, les messages que l’on veut faire passer. Chaque photo est une aventure qu’il faut vivre au rythme des rencontres avec les habitants. Je dois donc me donner du temps pour trouver, choisir, murir, interpréter, restituer, me remettre en question, accepter de supprimer ou d’intégrer des éléments, repenser mes objectifs, finaliser une idée, transmettre, questionner. Je dois assumer cette gestation et lui donner le temps d’exister. C’est un long processus qui me fait grandir humainement et artistiquement. J’y trouve du plaisir, des surprises, de la motivation et une grande source d’inspiration.
Comment as-tu choisi les foyers à photographier ? Quelle était ta démarche ?
Rentrer dans l’intimité des logements n’est jamais évident et demande beaucoup d’empathie, d’écoute, de patience, de politesse. Il faut avancer pas à pas et créer un climat de confiance. Au départ, cet exercice m’intimidait. Puis, avec le temps, j’ai pris confiance. Tout le monde n’a pas forcément l’idée de se rendre aux tours Aillaud. Beaucoup trouvent les bâtiments laids et austères. La réputation du quartier dit « sensible » peut également freiner, voir inquiéter. Il faut connaître le terrain. Photographier y est parfois mal perçu. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité trouver une personne relais pour m’assister. Après de longues recherches, on m’a présenté Mohamed Thé-man. J’avais déjà entendu parler de lui. Il est connu à Nanterre car chaque soir, il sert le thé à la menthe aux habitants de Pablo Picasso. Cela a été une très belle rencontre humaine et professionnelle et Mohamed est devenu un ami. Il m’a accompagné tout au long de la série et je lui en suis profondément reconnaissant. Il a été exemplaire, doté d’un excellent relationnel et toujours rigoureux.
Pendant deux ans, j’ai associé des sessions de repérages aux sessions de prises de vue. Je me rendais régulièrement dans le quartier tôt le matin ou en fin d’après-midi afin de capter des couleurs et des lumières douces sans ombres portées. Je voulais garder une cohérence esthétique avec Souvenir d’un Futur. Au cours du projet, j’ai eu l’opportunité de dormir chez une famille plusieurs jours de suite pour photographier les ambiances aux aurores. En été le soleil se levant à 5h30, cela exige d’être sur place dés 4h30. Cela me permettait de prendre le temps de m’installer et de saisir les heures bleues du matin. Un jour, un jeune m’a même donné un double de ses clés quand il était parti en vacances : quelle confiance ! Je suis plus que reconnaissant envers tous les habitants qui m’ont soutenu, c’est grâce à eux que ce projet existe.
Dans ton précédent projet, tu alliais photos des grands ensembles et portraits des habitants, pourquoi as-tu ici choisi de photographier des pièces dénuées de vie humaine ?
Je montre des intérieurs dont la décoration est spécifique de l’intimité des familles. En choisissant de ne pas montrer l’habitant pour le faire mieux deviner, j’incite le spectateur de mes images à se questionner sur ce qu’il voit. Je l’invite à comprendre les relations subtiles entre mobilier et culture, entre intérieur et extérieur, à une époque charnière où la future rénovation des tours va déplacer une partie de ses habitants vers d’autres résidences. L’intérieur entre en résonance avec l’extérieur dans un dialogue où s’instaurent de multiples nuances esthétiques et temporelles. Les formes et les couleurs de l’habitat se marient avec les illuminations citadines. Le mobilier et la décoration font ressurgir un passé oublié, insolite. Autant de symboles d’une constance persévérante, d’une résilience à la modernité.
Comment les habitants ont-ils accueilli ce projet ?
Les réactions étaient très variées. Les gens qui m’accueillaient étaient curieux et hospitaliers. Parfois, on me parlait à travers la porte ou on ne m’ouvrait pas par méfiance. Ces réactions sont inhérentes à ce type de projet d’exploration de lieux privés et intimes. C’était à moi de respecter chaque décision et d’accueillir avec joie les familles qui souhaitaient m’épauler. Certains habitants des Tours Aillaud étaient plutôt enthousiasmés par mes premiers clichés. Beaucoup étaient surpris des intérieurs de leurs voisins des autres tours. Je recevais alors des feedbacks constructifs et encourageants. J’ai noué de belles relations avec plusieurs habitants de la cité Pablo Picasso. Je suis toujours en contact régulier avec eux. C’est un plaisir de venir les voir en dehors du cadre de mon travail. Je vis alors une autre histoire et cela me permet de porter un regard complémentaire sur ma série. Nous avons même organisé avec mon assistant plusieurs diners de rencontre avec des voisins qui ne se connaissaient pas. Ce sont de formidables souvenirs.
Peux-tu me raconter un souvenir marquant ?
J’aimerais vous parler d’un souvenir chez un couple de personnes âgées. Le cliché est celui avec la petite télévision, le magnétoscope VHS, le papier peint et les rideaux verts. Une scène tout droit sortie d’un film de Wim Wenders avec cette ambiance colorée et décalée. Lorsque j’ai visité cet appartement, j’ai été très vite attiré par cette pièce. Je ressentais une vive émotion. Tout semblait parfait : le papier peint défraichi en dessous de la fenêtre en forme de goutte d’eau, les petites chaises d’époque d’enfants, le lit superposé à gauche. Cette chambre n’avait pas servi à la famille depuis des années. Elle semblait suspendue dans le temps. Il y avait encore d’anciens jeux de société sur les étagères derrière moi. J’étais stupéfait par l’atmosphère qui y régnait. La tranquillité, le silence, le contraste entre l’intérieur et l’extérieur. J’avais l’impression d’être dans une cabine de bateau puis d’être immergé dans un sous-marin, peut-être le Nautilus de Jules Verne. De cette chambre, j’imaginais un monde englouti dont on observerait les vestiges. En arrière-plan, les lumières des appartements scintillaient et la nuit s’installait. Au loin, je percevais les bruits de la ville, ses scooters, ses automobiles, les enfants jouant sur la dalle. La télévision du séjour se faisait entendre, le chat entrait et sortait de la pièce où je me trouvais. J’ai vraiment apprécié travailler dans ce lieu insolite et apaisé. Je me souviens qu’en rangeant mon matériel, le couple m’avait donné des madeleines tout juste sorties du four. Nous avions ensuite échangé sur nos vies respectives, sur leurs souvenirs du quartier, les raisons qui les avaient amenées à habiter ici, à quelle époque étaient-ils arrivés.
As-tu une photo préférée ?
Difficile de citer une seule photo. À mes yeux, elles ont toute leur histoire et leur magie. Par exemple, le cliché qui ouvre la série est un des plus beaux couchers de soleil que j’ai vu. Le ciel s’était embrasé de rouge, de rose et de jaune. J’étais émerveillé par ce spectacle. Cette photo est importante pour moi car c’est une des premières que j’ai réalisées dans les appartements des Tours Nuages. Elle montre plusieurs visages de Nanterre et trois de ses ensembles : les Fontenelles, les Champs aux Melles, la cité Pablo Picasso. L’Ouest parisien se dévoile à perte de vue : Nanterre, Suresnes avec une partie du Mont Valérien, Rueil-Malmaison, La Celle Saint-Cloud, Garches, Vaucresson. À ce moment-là, j’ai été emporté par un sentiment de vertige, d’infini et de féérie.
Et une vue préférée depuis là-haut ?
À mon sens, toutes les vues ont leur subtilité, leur beauté, leur singularité, leur signification. J’ai eu la chance néanmoins de saisir un moment exceptionnel et rare : une mer de nuages sur Paris et sa banlieue. Depuis Souvenir d’un Futur, j’étais à la recherche de ce phénomène. Je l’ai scruté au fil des mois, regardant régulièrement les prévisions météorologiques. Je me suis régulièrement levé à 5h pour finalement apercevoir une légère brume, parfois un brouillard épais. Cette configuration est très spécifique car elle induit que le brouillard se plaque au sol, l’humidité doit être élevée et le vent faible. Ce matin-ci, mon réveil se déclenche vers 4h30. Je regarde par ma fenêtre et la visibilité est bonne. Je me dis alors qu’il serait sûrement plus utile de me rendormir mais 30 minutes plus tard, un brouillard compact était apparu. Je décide de garder mon rendez-vous. Je suis toujours gêné de demander à une famille d’arriver si tôt. À 5h15, j’arrive aux Tours Aillaud. En entrant dans l’appartement, la surprise était exceptionnelle, je n’avais jamais encore vu de mes propres yeux cette mer tant attendue.
Qu’as-tu découvert sur le mode de vie des habitants ?
En entrant dans les appartements, on est happé par l’univers de l’habitant. Chaque décoration est différente et elle reflète une origine culturelle particulière. De l’extérieur, on pourrait penser que les logements sont petits et entassés mais ils sont au contraire relativement spacieux. On peut se questionner néanmoins sur l’ergonomie de l’habitat. Est-ce que la courbure des murs empêche le placement des meubles ? Est-ce que l’étroitesse des cuisines et des salles de bain répond aux besoins actuels ? Est-ce que la modernité des années 70 est devenue désuète face aux aspirations d’aujourd’hui ? Je suis en revanche plutôt mitigé en ce qui concerne les parties communes qui ne sont pas suffisamment entretenues (RDC, ascenseurs, paliers, caves, parkings). Malgré les rénovations successives, ces espaces ont vieilli et devraient être modernisés.
As-tu une idée de ton prochain projet ? Peut-on imaginer une série qui relie l’intérieur et l’extérieur de ses tours ?
J’aimerais beaucoup réaliser un livre réunissant mes 2 séries : Souvenir d’un Futur et Les Yeux des Tours. J’ai déjà eu quelques propositions depuis 2 ans. Je souhaitais avoir plus de matière à apporter pour envisager une aventure éditoriale. Je serai en tout cas vraiment heureux que ces images puissent être partagées en France et à l’étranger. Ce serait l’achèvement d’un travail débuté il y a 6 ans qui m’aura longuement passionné. Je retourne actuellement dans les banlieues parisiennes afin de réaliser quelques nouveaux clichés. De 2011 à 2015, j’avais exploré plusieurs grands ensembles très intéressants que je n’avais pas eu le temps de photographier. J’espère ainsi pouvoir finaliser de nouvelles vues et poursuivre de belles rencontres avec les habitants. Je ne sais pas encore quelle sera l’utilisation de ces prochaines photos. En parallèle, je réfléchis principalement à une 3ème série. Ce troisième sujet ne portera probablement pas sur les grands Ensembles. J’ai envie de m’immerger dans un nouvel univers et raconter de nouvelles histoires.
Peux-tu décrire cette série en trois mots ?
Chronique d’une illusion perdue.
© Laurent Kronental