Fictions documentaires, le premier festival consacré à la photographie sociale, a été lancé l’an dernier à Carcassonne. Éric Sinatora, directeur du Groupe de recherche et d’animation photographique (GRAPh) qui en est à l’initiative, nous explique les enjeux de ce nouveau rendez-vous. Une interview à retrouver dans notre dernier numéro.
Fisheye : Quelle est l’origine de ce premier festival de la photographie sociale ?
Éric Sinatora : Depuis 1987, le Groupe de recherche et d’animation photographique (GRAPh) développe dans l’Aude et sa région des actions qui visent à toucher par la photographie un public le plus large possible. Avec un axe culturel et artistique (expositions, conférences, résidences d’artistes…), mais aussi via un programme de pédagogie à l’image qui touche des élèves de maternelle jusqu’aux étudiants. On a aussi développé des actions à caractère social dans des lieux publics comme les maisons d’arrêt, les hôpitaux psychiatriques, en direction de la population gitane avec laquelle je travaille depuis plus de vingt ans, ou en ouvrant un atelier spécifique que pour les déficients visuels. Au départ, on a amené ces publics à découvrir ces travaux d’artistes. Puis, progressivement, ce sont les artistes qui ont demandé à venir en résidence pour travailler avec ces publics-là. Au niveau culturel, nous sommes très impliqués dans le cadre de la politique de la ville depuis la création du GRAPh, en 1987.
Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres festivals ?
Pendant plusieurs années, on a organisé des rencontres photographiques autour d’un grand nom, comme Doisneau en 1988. Puis on s’est intéressé à la photographie contemporaine, aux installations et aux croisements des pratiques, au numérique. On s’est aperçu, un peu par hasard (lors d’une réunion au ministère de la Culture), qu’on était identifié sur la photographie sociale. Il y a la photographie documentaire à Sète avec ImageSingulières, les pratiques artistiques à Arles avec les Rencontres, le photojournalisme à Perpignan avec Visa pour l’image, et nous avec cette dimension sociale. Ce qui nous intéresse avec ce festival, c’est de voir comment les artistes contemporains s’emparent des faits de société, et de quelles manières ils les traitent à la différence des documentaristes et des photoreporters. Avec Christian Gattinoni, conseiller artistique, on a cherché à faire quelque chose d’original, et on a lancé Fictions documentaires l’an dernier, le festival de la photographe sociale, dans la continuité des activités du GRAPh.
© Émilie Arfeuil
Comment définiriez-vous la photographie sociale ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette pratique ?
Nous nous inscrivons dans une tradition de la photographie humaniste et militante qui nous est chère. Celle qui entreprend de révéler, par le regard d’auteur, les contraintes exercées par une société sur ses membres. Depuis le début, la photographie sociale se concentre sur le sujet, l’humain, l’individu. C’est toujours vrai de cette pratique qui est restée empreinte de compassion, de valeurs de fraternité, de justice et d’égalité entre les hommes. Cependant, les pratiques des photographes intéressés par ces problématiques ont sensiblement évolué. La photographie sociale, en cela qu’elle tâche de dépasser la seule description factuelle, s’attache à poser les questions d’identité individuelle et collective, de majorité et de marge, de la réalité psychologique face au fait de société. Par ce dualisme entre description désengagée et militantisme assumé, les artistes proposent des travaux nuancés où la photographie dialogue avec d’autres médias, avec les mots, avec des sons. La recherche d’un équilibre qui éveille l’empathie et la compassion pour amener le spectateur à, lui aussi, pénétrer la marge. Il s’agit d’une évolution des pratiques traditionnelles du reportage et des actions documentaires.
Vous travaillez aussi sur la formation?
Avec la création en 2016 de Territoires numériques, en partenariat avec le Studio Hans Lucas, à travers le réseau Diagonal [qui rassemble 18 structures de production et de diffusion de la photographie contemporaine à l’échelle européenne, ndlr], et la mise en place du diplôme universitaire « Photo documentaire et écritures numériques », on s’occupe également de formation. Avec le développement des moyens de prise de vue – essentiellement les Smartphones –, il serait grave de laisser les personnes dans un analphabétisme visuel qui s’ignore. On pense qu’il est important d’intervenir pour donner des outils permettant le décryptage des codes de l’image dans la société
Comment le genre de la photographie sociale, assez daté historiquement, se renouvelle-t-il selon vous ?
Les prémices de ces pratiques ont été observées par Laurent Malone, Marc Pataut et Michel Séméniako dans les années 1980, avec le développement de « photographies négociées » [des images réalisées avec un accord entre modèle et photographe, ndlr]. Le renouveau des fictions documentaires suppose une postproduction importante à partir d’un travail de terrain, du montage en série de la narration. On peut le constater avec les travaux d’auteurs comme Éric Baudelaire, Gilles Saussier, Tina Merandon [en résidence au GRAPh en 2015], Louis Jammes (exposé l’an dernier), ou encore Guillaume Herbaut, notre invité cet automne, pour la deuxième édition de Fictions documentaires.
© Françoise Beauguion, Exilés, Photographier l’Exil
© Lucile Boiron, Young Adventurers chasing the horizon, Photographier l’Exil
© Olivier Sarrazin et Lucie Bacon, Parcours Chroniques, Photographier l’Exil
Exposition Photographier l’Exil
Conçue et réalisée par le collectif VOST, en partenariat avec la section LDH de l’EHESS.
Du 25 mai au 15 juin 2018
Hall du 54, boulevard Raspail, à Paris.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #30, en kiosque et disponible ici.