L’absence

16 février 2021   •  
Écrit par Julien Hory
L'absence

Avec What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase, le photographe Edgars Martins questionne le potentiel représentatif de son médium. Dans ce coffret de deux ouvrages publiés chez The Moth House, l’auteur utilise l’incarcération pour explorer le concept de l’absence.

Quel titre étonnant que celui choisi par le photographe et philosophe portugais Edgar Martins pour sa dernière publication. Il faut dire que l’intention portée par What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase est tout aussi déroutante. Dans une démarche à la fois éthique, esthétique et philosophique, il aborde une réflexion sur le statut de la photographie et remet en cause la valeur documentaire qu’elle recouvre souvent. Pour son raisonnement, Edgar Martins a choisi de détourner la photographie de son référent tout en évitant de la détacher du réel. Son sujet, l’absence par le biais de l’incarcération. « Je rendais régulièrement visite aux détenus et à leurs familles en prison, se souvient l’artiste. Mais j’ai choisi très tôt de ne pas photographier à l’intérieur des murs de la prison. Comment alors représenter un sujet absent ou caché de la vue ? En d’autres termes, comment parler de prison sans photographier à l’intérieur d’une prison ? » Le projet semble ambitieux.

L’écrivain Mark Durden introduit l’ouvrage : « Edgar Martins ne croit tout simplement pas au pouvoir de la photographie en tant que document. En parcourant son ouvrage, nous passons du littéral au figuratif. Ou plutôt, il utilise le littéral au figuré, car toutes les photographies sont à bien des égards littérales. (…) Notre relation à la photographie a été très déterminée par son contenu : un souci de ce qui est donné à voir dans l’image et comment cela a été représenté. » Afin de nous émouvoir, le photographe procèderait, selon Mark Durden, d’une libération du spectateur par l’utilisation de photographie de toutes sortes : objets, fragments, paysages, ou encore portraits… Nous sommes donc face à une œuvre protéiforme dont le sujet central est l’absence.

© Edgar Martins

Déconstruire le concept

La question de l’absence est bien au cœur des interrogations d’Edgar Martins. Elle est le fil conducteur de ces deux livres. C’est en prenant comme point de départ le contexte carcéral et ses répercussions sociales que le photographe a intelligemment appréhendé son sujet. Pour réaliser son projet, soutenu par l’association photographique GRAIN, Edgar Martins a travaillé plus de trois ans en collaboration avec la prison pour homme de Birmingham, au Royaume-Uni. Avec l’accord des détenus, des familles et des institutions, il livre un témoignage qui redéfinit l’imaginaire collectif lorsqu’on pense à cet univers pour beaucoup méconnu. « Mon projet explore les récits cachés plutôt que les vérités flagrantes, explique-t-il. Il était important pour moi de tendre la main aux familles des détenus. Leurs histoires sont rarement racontées.»

Détachant son médium de sa fonction purement descriptive, il détourne les images de leur but qui serait de conforter les opinions lorsqu’il s’agit de crime et de punition. Il semble poser au spectateur docile cette question : est-ce que ce que tu vois est l’essence de ce qui est ? Et Edgar Martins n’abolit en rien la capacité de la photographie à révéler. « Une des raisons pour lesquelles j’ai hésité à photographier à l’intérieur de la prison était la peur de déformer, d’exploiter et de désavouer l’image des prisonniers, confie-t-il. C’est la plus grande critique que je fais aux projets documentaires produits en prison.» En plaçant What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase dans un registre évocatoire, il nous dit autre chose de tout aussi concret sur le sentiment d’absence. Une façon pour lui de déconstruire le concept de réalité et d’analyser les répercussions qu’un enferment contraint a sur les structures sociales.

© Edgar Martins

 L’expression du pouvoir

Cette tentative peut en rappeler une autre. En 1975, le philosophe Michel Foucault publie l’essai Surveiller et Punir. Il engage alors une réflexion sur l’émergence du système carcéral moderne et ses répercussions à l’intérieur et à l’extérieur des maisons d’arrêt. Sous certains aspects, la théorie qu’il déploie aborde également les questions d’absence, de visibilité, de dislocation du corps social et familial. Ce qui rapproche Edgar Martins du célèbre penseur français, c’est cette volonté de porter un œil nouveau sur la prison et de casser les préjugés soutenus comme une évidence par l’idéologie dominante. La prison ne répare pas, ne normalise pas, elle est avant tout l’expression du pouvoir. « Cette prison, en tant qu’institution, est le seul endroit où le pouvoir se manifeste dans son état brut, dans sa forme la plus excessive, et où elle est justifiée comme force morale, analyse Edgar Matins. Nous avons encore un long chemin à parcourir pour reconnaître l’humanité dans les autres.»

Il lui faut rompre avec la passivité du regard et réveiller une imagination trop souvent sclérosée. Edgar Martins le fait par l’expression d’un monde opposé aux images servies habituellement par les canaux  standardisés. Pour s’en convaincre, il suffit de comptabiliser les reportages interchangeables quotidiens proposés par les chaînes de télévision et traitant de la délinquance. S’il est évident que la photographie peut être perçue comme l’outil idéal à la représentation du réel, en est-elle pour autant celui de la vérité ? L’approche délicate et emphatique de l’auteur vient contrer la crudité parfois vulgaire des imageries formatées. « J’ai toujours fait attention à ne pas exposer involontairement des personnes, affirme-t-il. L’une de mes priorités était aussi de les protéger. Il m’est apparu qu’ils étaient très vulnérables, en particulier les familles.»

Le hors-champs et l’imagination

L’absence. Concrètement, comment Edgar Martins a-t-il fait pour rendre visible ce qui, par définition ne l’est pas ? Et comment la photographie peut-elle faire référence à ce qu’elle ne représente pas ? Nous l’avons vu, l’auteur a choisi l’évocation, mais aussi la trace. Il ne s’est pas limité à une unité formelle. Dans What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase, l’absence est évoquée par des indices subtils. À l’image de cette micronouvelle fameuse (faussement attribuée à Hemingway) « À vendre : chaussures bébé, jamais portées ». À l’instar de ces quelques mots, les images d’Edgar Martins joue avec le hors-champs et l’imagination. Que le dispositif soit explicite (une chaussure pour enfant marquée d’un « DADDY’S GIRL ») ou suggéré par le caché et la métaphore (Edgar Martins parlera de « catachrèse »), il construit une sémiologie de l’absence.

Mais pour ne pas s’accaparer le langage, Edgar Martins a jugé utile d’adjoindre à ses images les mots d’un détenu. L’artiste propose ainsi un fac-similé édité d’un journal de prisonnier. Une pièce essentielle à cette œuvre pour le moins composite. Peut-être est-ce pour en saisir toute la complexité qu’Edgar Martins a décidé de poursuivre l’expérience par une série d’expositions. What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase tente ainsi d’aborder tous les aspect de son sujet. Dans ce travail aux multiples facettes se loge certainement une part de vérité. Mais comme le souligne son auteur : « La photographie est dans l’erreur lorsqu’elle tente de parler à la place des autres. Notre objectif en tant que créateurs d’images devrait être de faciliter les conditions qui permettent aux autres de parler d’eux-mêmes. »

What Photography & Incarceration have in Common with an Empty Vase, The Moth House, 70€, 220 et 312 p.

 

© Edgar Martins

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© Edgar Martins

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© Edgar Martins

© Edgar Martins

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