Dans un corpus émouvant, The Boys, le photographe et écrivain américain Rick Schatzberg raconte l’amitié masculine. L’amitié partagée par une bande de douze potes se connaissant depuis les années 1950. L’auteur aborde les questions de l’amitié, comme de la vieillesse. Une invitation à réfléchir, en pleine conscience, au temps qui passe.
Printemps 2017, une overdose emporte Jon. Neuf mois plus tôt, Eddie succombait d’une crise cardiaque. Triste déclencheur pour Rick Schatzberg, un photographe-écrivain installé entre Brooklyn et Norfolk, aux États-Unis. Ce dernier a amorcé, à la suite de ces évènements, un essai poignant sur ses Boys. « Je réalisais à quel point je n’avais pas été proche d’eux ces dernières années. J’ai donc décidé de photographier les copains restants au sein du groupe ». Parmi la bande de douze, il y a Jon, Eddie, Ken, Jay, David, Michael, Fred, Bruce… Tous se connaissent depuis l’enfance. Et tous ont grandi au cœur d’une banlieue américaine typique du milieu du XXe siècle. « Nous venons de nulle part. Un endroit sans histoire, du moins qui soit explicable pour mes amis et moi. Issus de la première génération née dans le Long Island d’après-guerre, nous avons évolué dans un endroit où les habitants étaient divisés du fait de leur revenu, origine, et religion », se souvient l’auteur. Là-bas, ni centre-ville ni place où se rassembler, alors, les adolescents se retrouvaient dans les chambres ou en sous-sols pour fumer de l’herbe et écouter de la musique. C’est ainsi que la camaraderie est née. Les années passent, et les liens demeurent et s’affinent. « Nous connaissons bien les défauts et les limites de chacun d’entre nous » ajoute-t-il. Et pourtant, ils s’aiment « inconditionnellement ». Comme le montrent ses clichés poignants. « L’art du portrait m’intéresse, car il témoigne d’une sincérité émotionnelle chez le modèle comme chez le photographe », complète Rick Schatzberg. Nul besoin de préétablir des orientations artistiques, les retrouvailles entre potes dictent la séance photo. Amis devenus collaborateurs puis critiques… Tous ont participé à cette réflexion empreinte de nostalgie. Albums de copains pour les uns et recueil de témoignages du temps qui passe pour les autres, The Boys offre, sans nul doute, une multiplicité de lectures.
Boys don’t cry
« Il ne s’agissait pas seulement d’honorer leur mémoire, ou de créer un souvenir, mais de jeter un regard franc sur le vieillissement et la mortalité (…). Ils ont compris que j’allais faire des portraits peu héroïques, et potentiellement peu flatteurs d’eux », lance l’auteur qui a fait tomber la chemise à ses compères. En parcourant son ouvrage, on découvre alors des corps vieillissants, trop peu souvent montrés à l’écran (la polémique apparue suite à l’intervention de Corinne Masiero, nue, lors de la cérémonie des César 2021 démontre le dégout qu’ils provoquent dans l’espace public). Les fidèles amis de Rick Schatzberg se retrouvent ainsi sans défense face au temps. « On a beau le savoir, c’est toujours aussi humiliant, voire embarrassant. Bien que l’on soit souvent entouré de sa famille ou de ses amis, la dure vérité est que l’on affronte seul la vieillesse », confie l’artiste. Les choix éditoriaux accentuent d’ailleurs ce sentiment d’isolement : des portraits sont dissimulés au sein de doubles pages repliées. « Le lecteur les ouvre lentement et révèle l’homme qui s’y trouve, puis referme les pages et passe à autre chose. L’ouverture et la fermeture physique des volets ralentissent le spectateur et l’obligent à regarder ces corps ». La mémoire qui joue des tours de passe-passe ou les souvenirs véritables, le temps qui passe différemment à mesure que l’on avance dans l’âge… Rick Schatzberg donne à voir l’homme dans son intérieur et en pleine transition. « J’ai photographié la préservation de notre identité alors que nous changeons : j’ai pu observer des transformations psychologiques ou des états d’âme auxquels je peux m’identifier, et qui ressurgissent au cours d’instants d’introspection non protégés ». Dans nos sociétés considérant les hommes comme des « analphabètes émotionnels », l’ouvrage The Boys s’affirme à contre-courant. Boys don’t cry affirme la célèbre chanson des Cure. Ici, pourtant, l’intime et le vulnérable guident le regardeur.
« Le temps s’accélère à mesure que nous vieillissons. L’autopréservation devient un passe-temps ; les choses que nous faisons demandent plus d’efforts. Considérer cela comme un déclin est correct, mais seulement à moitié. Ma capacité à m’émerveiller augmente à mesure que les certitudes se réduisent. Les petits matins sont si calmes que depuis mon canapé, j’entends les bateaux gémir ».
Amitié éternelle
The Boys, c’est donc une histoire sur le temps qui passe, et sur la fusion entre passé et présent. Et quoi de mieux qu’un livre pour laisser trace ? « Dans un monde saturé d’images, les ouvrages photo offrent un moyen d’organiser ce tsunami visuel, tout en aidant à trouver un sens à la vie – via la narration. Et la matérialité de l’objet lui-même participe à la façon dont nous pouvons apprécier les photos », indique Rick Schatzberg qui connaît peu de projets d’édition sur le double sujet de l’amitié masculine et de la vieillesse. The Boys, c’est aussi une réflexion sur l’amitié, et les liens sociaux, qui, pandémie ou non, requièrent un entretien certain. Et le 8e art a déclenché chez l’auteur un sentiment d’hyper vigilance : « La mort d’un ami vous ramène à la vie d’une telle manière que le passé semble être du somnambulisme. Je suis instantanément conscient de ce qui compte. Plus un rappel qu’une révélation, mais pas moins qu’un coup de poing ». Et plus c’est personnel, plus c’est universel. « J’ai reçu des témoignages, dans lesquels on me racontait que The Boys avait incité à renouer contact. D’autres m’expliquaient qu’ils étaient tristes de n’avoir pas réussi à maintenir leur amitié ». Plus qu’un hommage, Rick Schatzberg livre ici une réflexion sur les questions existentielles de la vie, loin des préoccupations machistes ou d’une légèreté juvénile. Et en feuilletant cet ouvrage, on peut affirmer une chose : si la mort est inévitable, l’amitié – la véritable – est éternelle.
The Boys, powerHouse Books, $50, 144 p.
The Boys © Rick Schatzberg / PowerHouse Books