Fisheye : Pourquoi es-tu devenue photographe ?
Laura Lafon : Pendant longtemps, je voulais devenir journaliste. Raison pour laquelle j’ai étudié les sciences politiques. Pendant ce cursus, je me suis rendue compte que le journalisme n’était peut-être pas la voie qu’il me fallait prendre. Et du coup j’ai fait un master en expertise culturelle et gestion de projets culturels avec beaucoup de sociologie à l’intérieur. J’ai hésité entre la recherche en sciences sociales et la culture. Et en fait, j’ai ressenti l’envie très forte de faire mes propres images. La photo s’est donc imposée à moi comme un moyen d’expression qui me semblait plus libre que la recherche ou le journalisme.
Quel matériel utilises-tu ?
Je photographie en argentique avec un petit Nikon F101 qui ne m’a pas coûté grand chose. J’aime aussi énormément travailler avec le Minox.
Comment définis-tu ton approche de la photographie ?
Pour produire des images j’ai besoin d’être dans un contexte particulier : un départ, un voyage. En amont, je lis beaucoup, je développe des idées sur mon sujet sans avoir de vision précise de ce que je vais produire. Mais une fois sur place, je photographie les choses telles qu’elles m’arrivent. C’est une photographie de la curiosité, de l’expérience ; c’est-à-dire l’envie de découvrir ce qui n’est pas soi. C’est d’ailleurs pour cette raison que je fais beaucoup d’autoportraits, car c’est une manière de traiter un sujet à travers ma propre identité. C’est un regard qui n’est donc pas objectif ou purement documentaire. La photo m’a ainsi permis de me confronter à des endroits qui ne sont pas les miens.
Alors du coup, comment s’est déroulée ton expérience au Kurdistan ?
Je suis partie avec un camarade d’école, Martin, qui est aussi photographe. A cette époque, on sortait ensemble mais sans être en couple. Avant de me rendre au Kurdistan, nous séjournions ensemble à Lesbos où des amis nous avaient invités pour les vacances. Là-bas, tout était propice à l’amour ! La veille de mon départ, je l’ai convaincu de m’accompagner. Il ne connaissait rien du Kurdistan. Dans ma tête, j’envisageais déjà de travailler sur l’amour car c’est une expérience individuelle extrêmement riche.
Qu’est-ce qui t’as attirée dans ce pays ?
À Bruxelles, je donne des ateliers dans un quartier turc, « La petite Anatolie ». Ça m’a donné envie de me rendre en Turquie. Et comme je voulais travailler sur l’amour, j’avais demandé à l’un de mes anciens de voisins, qui est turc et homosexuel, si je pouvais voyager avec lui et son copain. Au dernier moment, ils ont changé d’avis car ça aurait été trop dangereux pour eux et pour moi de nous y rendre ensemble. Ensuite j’ai découvert qu’une de mes collègues sortait avec un kurde, elle m’en parlait beaucoup ! Bref, ce sont pleins de rencontres dans mon quotidien qui ont fait que je me suis rendue au Kurdistan.
Une fois là-bas, vous alliez donc à la rencontre des gens pour les interroger sur leurs expériences amoureuses ?
On leur demandait : « C’est quoi l’amour ? » et de suite, ils nous ramenaient à notre propre relation et nous interrogeait afin de savoir ce que nous étions l’un pour l’autre. Pour eux nous étions un couple, alors que nous ne nous étions jamais posé la question ! À chaque rencontre, on nous questionnait : pourquoi Martin et moi étions ensemble ? Depuis combien de temps ? Pourquoi n’étions nous pas mariés ? Puis un jour quelqu’un nous a dit cette phrase qui est devenue le titre du livre : « You could even die for not being a real couple [Vous pourriez même mourir de ne pas être un vrai couple] » Au Kurdistan, l’union libre n’est pas permise. On est alors rentrés dans une sorte de performance, en nous faisant passer pour « un vrai couple ». Par respect pour la culture du pays et aussi parce que c’était plus facile. Et nous sommes tombés amoureux. Mais est-ce qu’on y a été forcé, à cause du regard des gens ? Est-ce parce qu’on parlait beaucoup d’amour ? Car deux mois après notre retour en Belgique, on se séparait.
Quelle représentation de l’amour vous faisiez-vous à ce moment-là ?
Les dialogues sont justement retranscris en petites saynètes très naïves dans le livre. Lorsque l’on parlait d’amour, on évoquait un amour libre, un peu à la manière de celui de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Mais qui est selon moi un fantasme plus qu’une réalité.
Au Kurdisan, Martin et toi étiez donc en pleine réflexion. Tu n’avais donc pas ta série en tête ?
Pas du tout ! Comme je te l’expliquais, sur place, je fonctionne beaucoup au hasard. En plus comme je travaille en argentique, j’ai découvert mes images en rentrant. Par contre, avec Martin on se prenait beaucoup en photo, de manière très naturelle et spontanée. C’était devenu une sorte de jeu. Et lors de notre premier jour au Kurdistan, des gens nous ont recadrés après que nous nous soyons embrassés dans la rue. Il y a beaucoup d’interdits dans ce pays, mais qui sont transgressés. Notre première idée ça a donc été de rechercher ces interdits et de les recréer en images – ça a d’ailleurs été très difficile de trouver des volontaires ! J’avais conscience d’avoir réaliser quelque chose mais, c’est en rentrant, en observant les images, en discutant avec les gens, que le projet a vraiment pris forme.
L’éditing de ta série est un peu surprenant : toutes tes photos ne parlent pas d’amour, alors que c’est ton sujet ! Je pense à certains portraits et aux paysages… Pourquoi les avoir glisser dans le livre ?
Ça m’ennuie assez les séries très systématiques où le sujet est décliné en 15 photos, tu vois ? J’aurais pu reproduire ce schéma là mais, je trouve que ces images dont tu parles nourrissent le propos : c’est l’abondance des images et des registres qui crée l’histoire. Ce livre, c’est aussi un peu un carnet de voyage. Il y a les images symboliques. Et puis tout ces portraits, ces paysages, ces scènes qui racontent aussi la population et le pays.
Tu décris ta série comme « un conte qui dépasse le documentaire ». C’est un drôle de paradoxe ! Comment l’expliques-tu ?
J’aime le documentaire. Mais je cherche d’autres manières de le montrer. Quand je parle de « conte », c’est aussi parce qu’au Kurdistan, les gens nous appelaient « Leila et Majnoun », en référence à un conte perse très populaire au Moyen-Orient.
Si tu devais décrire ce projet en trois mots, lesquels ce seraient ?
Collective. Féministe. Destin.
Enfin, quelle est ta photo préférée de You could even die for not being a real couple ?
Celle où Martin et moi sommes dans un train. Il me tient le bras et regarde par la fenêtre. On a passé 24 heures dans ce wagon. L’appareil était suspendu au plafond, on a déclenché le retardateur. J’opère souvent comme cela : je n’utilise jamais de trépied et je pose l’appareil où je peux ou bien je demande aux gens autour de moi de me prendre en photo. Le cadrage de cette photo est parfait alors qu’il aurait vraiment pu être horrible. C’est ce qu’il y a de magique dans la photographie, le fait qu’on ne sait jamais trop ce que l’appareil capture.