Le puissant héritage des revues érotiques gay des années 1970

27 avril 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Le puissant héritage des revues érotiques gay des années 1970

Fasciné par la faculté de l’image à évoluer au fil du temps, l’artiste visuel Pacifico Silano ne cesse d’explorer l’histoire. Dans I wish I never saw the sunshine, il se réapproprie l’iconographie d’anciennes revues érotiques queer et tisse un récit complexe, entre émeutes symboliques et deuil personnel.

« Je suis fasciné par la création de nouvelles narrations, à partir d’images déjà existantes – notamment en relation avec l’identité queer. Je suis né à l’apogée de la crise du SIDA, et j’ai perdu mon oncle suite à des complications du VIH. Cette expérience a considérablement influencé mon travail »,

déclare Pacifico Silano. Depuis sa découverte du médium, au lycée, le photographe installé à Brooklyn développe une esthétique personnelle, s’éloignant des carcans de la photographie traditionnelle. « Je me considère d’ailleurs plutôt comme un artiste visuel. Je m’intéresse principalement au caractère glissant de l’image. À la manière dont son symbolisme change, depuis la prise de vue, jusqu’à trente ans plus tard, lorsqu’elle est recontextualisée par l’histoire », explique-t-il. Trouvant l’inspiration dans cette iconographie, l’auteur la transforme, la modernise, et se l’approprie, au regard des idéaux d’une société contemporaine. Sans apporter de définition propre au médium photographique, il étudie au contraire ses multiples ramifications, et rend hommage à sa perpétuelle évolution.

C’est au contact des créateurs de la Pictures generation, que Pacifico Silano prend goût à ces expérimentations. Un courant artistique né dans les années 1970 au cœur d’une Amérique désillusionnée, en proie à ses propres démons – ceux d’une guerre du Vietnam qui s’enlise, ou d’un Watergate scandal qui souligne la corruption du gouvernement. Sur le territoire, les envolées d’espoir provoquées par la contre-culture disparaissent doucement, et, avec elles, un désir d’inventer, à travers l’art, une utopie. Que reste-t-il, alors, aux auteurs et aux photographes ? Un flux continu d’images, diffusé par les différents médias. Un contenu sans fin, mélangeant actualités et pop culture, violence et divertissement. De ses ressources, les artistes érigent des œuvres complexes et schizophrènes, jouant avec la double identité du matériel initial – aussi séduisant que subjectif. Fasciné par cette mutation des médias mainstream en créations artistiques, Pacifico Solano imagine, lui aussi, un récit visuel entre deux âges, deux visions. Construit à partir de revues érotiques gay vintage, I wish I never saw the sunshine met en exergue les désirs de liberté d’une génération opprimée pour leur préférence sexuelle, et les replace dans la modernité.

© Pacifico Silano© Pacifico Silano

Artistique et revendicateur

Construit en accordéon, l’ouvrage se déplie pour mieux révéler ses teintes chatoyantes. Presque abstraites, les images se découvrent avec une pudeur délicate. « J’ai beaucoup retravaillé ces clichés, j’y ai fait apparaître les notions de perte, d’attente, de tristesse, de joie… Je voulais créer quelque chose qui évoque un rêve fiévreux, quelque chose de rythmé », confie l’auteur. Presque sculptural, l’objet relève de la performance, de la matérialité même du contenu original. Découpées, pliées, posées en différentes strates, les images prennent un autre sens, plus métaphysique, mais aussi plus universel. « J’ai utilisé ce matériel, car je ne possédais pas de photographies de mon oncle. Il me fallait donc trouver une autre manière d’explorer le deuil et la mélancolie queer en relation avec le VIH… Je me suis donc tourné vers la représentation médiatique des gays, du temps où il était encore vivant. Cela m’a permis d’introduire des métaphores dans mon œuvre. En utilisant ces visuels, le livre est finalement devenu un travail autour de la culture visuelle queer », confie-t-il.

Et au cœur de son projet, explorations personnelles du chagrin, et revendications symboliques se mélangent. La protagoniste du récit ? Une communauté LGBTQ+ qui, durant les années 1970, n’hésite pas à montrer sa rage. « J’ai passé ces dix dernières années à m’immerger dans l’iconographie gay post-émeutes de Stonewall », précise Pacifico Silano – une série de manifestations violentes, survenue en 1969 à New York, considérée aujourd’hui comme l’un des premiers exemples de luttes de la communauté. Un incident marquant la détresse de cette culture, subissant toujours des discriminations révoltantes, à une époque où les États-Unis voyaient naître de nombreux mouvements sociaux – notamment celui des droits civiques. Et c’est par le pouvoir de l’image que le photographe fait de I wish I never saw the sunshine un livre-témoignage de cette période. Sur les pages, fleurs colorées et hommes dénudés croisent la route de bikers et cowboys, et jouent avec les clichés d’une masculinité mise à mal. Qu’est-ce qu’un homme, réellement ? Peut-il être défini par une suite de « règles » ? Comment son statut évolue-t-il dans le temps ? Aussi artistique que revendicateur, l’ouvrage de Pacifico Silano fait le portrait d’une génération perdue, rendue vulnérable par l’intolérance, ainsi que la menace d’une maladie mortelle, menaçante. Mais dans cet environnement hostile, les marques d’un amour, d’une affection, d’une tristesse résignée se devinent – celles d’un hommage à une victime de ce contexte historique. Une œuvre aux narrations multiples, à déployer dans sa totalité, pour en saisir toutes les lectures.

 

I wish I never saw the sunshine, Éditions Loose Joints, 30£, 40 p. 

© Pacifico Silano© Pacifico Silano
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