Réalisée entre l’évacuation de la « jungle » de Calais en 2016 et différents voyages autour du bassin méditerranéen, Borders de Jean-Michel André retrace les territoires d’errance. À travers les paysages désertiques, l’espoir se mêle à la solitude et l’horizon avec l’absurdité des frontières. Exposée à Arles et éditée par Actes Sud, la série a déjà été récompensée par la Bourse du Talent et a reçu le soutien du Centre national des arts plastiques, de l’aide de Diaphane et du festival Photolux. Introduction d’Éric Karsenty et article rédigé par Wilfried N’Sondé, à retrouver dans Fisheye #48.
Traces de pas dans la neige. Caméra de surveillance. Chemins perdus dans la poussière. Route qui ne mène nulle part. Chien errant sur la route. Dénuement extrême des paysages, hostilité des éléments : déserts de pierres, montagnes arides, étendues ingrates, nuages de fumée, forêts compactes, soleil écrasant… Les photos de Jean-Michel André nous entraînent dans une traversée éprouvante des paysages à la croisée d’une approche documentaire et plasticienne. Poétiques et politiques, ses images évoquent les frontières traversées par des hommes dont les visages lumineux gardent leur regard braqué vers un ailleurs indéfinissable, pétri d’espoir et d’incertitudes. Privées d’horizon ou perdues dans la nuit, les vues abritent parfois une maison dissimulée dans la nature, une maison comme un point de mire pour garder le cap. Pour rester debout. Ces fragments de paysages et ces bribes de vies sont mis en tension par les textes de l’écrivain Wilfried N’Sondé. Comme une constellation en clair-obscur, les mots de l’un résonnent avec les images de l’autre et nous entraînent dans un voyage troublant. Un ravissement qui ne cesse de nous questionner.
Frontières – tracés artificiels et sinistres flétrissures de l’horizon… Qui ignore encore que l’humain est entité debout, en mouvement perpétuel ? Ces barrières infligées à la Terre lacèrent la course des vents et donnent à leurs souffles des accents funèbres. Elles sont le point final des rêves d’accueil, le coup d’arrêt des espoirs de lendemains meilleurs. Des lambeaux de chair, de la peau et du sang ornent les murs et les grillages hérissés de barbelés, du métal pour stopper les corps. Check-points, miradors, cicatrices des paysages, sentinelles qui font d’un songe un cauchemar. Ils laissent dans leur dos des bribes de civilisations, des mémoires collectives troubles et mal assumées qui s’égarent dans les musées, curiosités ethnologiques, singularités anthropologiques, peuples en voie de disparition. Mutisme d’un présent qui ne leur propose rien pour demain. Aucune alternative. Ne reste que l’évasion, la fuite. Des étincelles dans les yeux, l’ailleurs ! L’ailleurs, comme une esthétique du devenir ! Un vertige pour y croire, à la délivrance, encore et encore. Une bouffée d’oxygène alors que l’on dévale le flanc d’une montagne à toute vitesse.
Enfants, femmes, hommes en partance, devenus traits d’union entre les mondes d’opulence et les contrées de misère. Ils se lèvent, grondent, brouillent les certitudes d’hier et démasquent les mensonges d’aujourd’hui. Ils sont ceux qui se couchent dans la boue, manquent de s’enliser, résistent pourtant et se noient parfois sous la vague déferlante. Des fuyards, un pas, puis un autre, encore un effort vers l’avant, ne jamais abandonner, ils sont habités par une force irrésistible, l’attrait de là-bas… atteindre l’autre côté, à n’importe quel prix. L’espérance les a transformés en machines à survivre, prêtes à donner leur vie pour s’offrir l’étreinte de bras ouverts, à enjamber des cours d’eau infranchissables, à supporter les rayons du zénith dans un paysage nu, désolé, quand la lumière devient une flamme qui pique la peau. Et la soif qui rend fou… Toujours pressés, aux abois. Pour avancer, ils doivent développer l’instinct qui repère le sens de la brise, et s’engouffrer dans son sillon. Ils progressent à grandes foulées, forts encore, enivrés de lendemains lumineux. Elles, ils, tous conditionnés, formatés, obsédés par le grand départ. Une envie de beau, de sécurité et de confort qui s’est transformée en une ébullition. Une nécessité qui s’est imposée : la seule issue possible.
Avancer, toujours plus loin
Promettre de ne jamais se renier. Humer les parfums connus depuis l’enfance, les saveurs particulières charriées par les vents du pays. Graver les images du foyer profond dans le souvenir, conserver de petits détails, trois, quatre minuscules bricoles qui résument les années passées. S’en aller, un déchirement, pour respirer, vivre enfin, plus tard, là-bas, au-delà des frontières. Et un jour enfin, le voyage, à l’aube, comme une nouvelle naissance, avec le cerveau qui bourdonne. La poitrine bat la chamade, les genoux tremblent – beaucoup de courage et encore plus d’appréhension. Quand l’heure du départ sonne, en vérité c’est le glas qu’ils n’entendent pas. Très vite, hier fait partie d’un passé lointain, et déjà plane le spectre du non-retour. Dès le début, ceux qui s’engagent sur les chemins d’espérance existent dans l’absence, dans l’envers du monde. Ils s’en vont, vacillent, se traînent comme ils peuvent. Avancer, toujours plus loin… Les pieds dans le sable, ils reniflent l’air ambiant, halètent, tournent en rond, cherchent, cherchent, oui comme ça, jusqu’en dessous de la barrière. Trouver un passage. Se repérer la nuit, à quatre pattes pour se faufiler, gratter les couches de sédiments. Peiner jusqu’au sang. Aux aguets, constamment, puisque la seconde qui vient peut signifier l’entrée en enfer. Le basculement dans l’horrible, le désastre. Ils sont la proie de toutes les prédations. Anticiper les coups à venir, les cicatrices sur le corps, les plaies de l’âme qui ne guériront plus. Les humiliations.
Le miracle une fois le dernier obstacle franchi, annonce de prochaines incertitudes. Exister en suspens. Se redresser. Garder la tête haute en attente d’une étincelle. La dignité, quoi qu’il advienne. Ignorer les lèvres pincées, les gestes du refus, le mépris. Tenter, encore et encore, si près du but, ne pas abandonner, ne pas chuter. Y croire, encore. Les doigts écorchés, les ongles brisés, les muscles meurtris, l’amour-propre piétiné. Dans leurs pensées plane la menace du retour, la hantise de l’échec cinglant. Les souvenirs saturés par le courroux des éléments, et par la cruauté des hommes, garderont intacts les récits des nuits froides, au crépuscule de la faim. À genoux, mais toujours prêts à tout pour caresser un peu, un tout petit peu, le bonheur perché là-haut, au-dessus des doutes d’un destin confisqué. L’écho des destins naufragés faiblit. Ces cris étouffés rappellent au monde l’insatiable désir d’avenir d’une multitude d’anonymes, ensemble ils forment un chœur dissonant qui s’éparpille dans les airs. Ces clameurs désespérées sedispersent, elles effacent les tracés arbitraires qui morcellent les paysages et divisent l’humanité. Le ronronnement des marées continuera longtemps à lécher les plages et les falaises, bien après les derniers soubresauts des Hommes. Le vent emportera les mots d’amour, les paroles de haine, et les vaines prières aux dieux. La houle engloutira des guirlandes d’effets personnels, habits, souliers, jouets abandonnés sur les côtes, mais l’incommensurable détresse échouée sur les frontières restera, indélébile, dans la mémoire du temps.
Borders, Actes Sud, 39 €, 110p.
Rencontres d’Arles
Jusqu’au 26 septembre
65 Boulevard Emile Combes, 13200 Arles
© Jean-Michel André