Avec Le Bienheureux, Lena Hervé répond à un appel du passé. Son œuvre sensible, ode à la puissance de l’imagination, constitue à la fois une manière de perpétuer la mémoire de sa famille, celle de la guerre d’Indochine, ainsi que la recherche d’un récit qui pourrait interroger les représentations de l’héroïsme guerrier.
Lena Hervé n’a jamais perçu la photographie comme son médium de prédilection. À vrai dire, celui-ci n’était même presque pas présente dans son quotidien. Non, la jeune femme a plutôt noté les possibilités narratives que le 8e art offrait : ce sont celles-ci qui résonnent avec son désir. Une seule série photo peut en effet devenir la source d’une infinité d’histoires, et cela, par le seul pouvoir de sa dimension elliptique et énigmatique. C’est précisément ainsi que se construit Le Bienheureux, une série photographique entamée en 2021, encore en cours aujourd’hui. Cette quête fantasmatique de l’histoire de son grand-père défunt, ancien combattant en Indochine, l’a conduit progressivement à imaginer la déconstruction d’une figure bien connue de tous·tes : celle du héros colonial. En mêlant réalité et fiction, Le Bienheureux, un conte breton répond à l’absence de traces du passé, en contant le destin des jeunes hommes partis en guerre à la moitié du siècle dernier, et ce faisant, narre une histoire dont elle est héritière.
Mon grand-père, ce héros ?
Un jour, Lena Hervé tombe sur une caisse d’archives de la cave de ses grands-parents, dans leur maison en Bretagne. Et y découvre une belle quantité d’archives datées de la période où son grand-père avait été soldat au cours de la guerre d’Indochine, travaillant à l’arrière (territoire situé en dehors des zones de combat, ndlr). « De manière générale, il y avait beaucoup de silences et de rupture dans la transmission de ce côté-ci de la famille », confie Lena Hervé. La personne qu’elle voit sur les photographies est alors bien loin de l’image qu’elle s’était faite de lui jusque-là. Il lui semble même être presque totalement inconnu. « J’avais cette caisse, et plus personne pour me raconter. Alors j’ai commencé à imaginer entièrement son histoire à partir des photos et des documents collectés, à retracer un portrait. Ça a été ma manière d’essayer de le comprendre », poursuit-elle. Au départ du Bienheureux, il y a la prise de conscience d’une ignorance fondamentale du passé qui a fait de son ancêtre ce qu’il fut – et qu’il semble désormais nécessaire à notre photographe de surmonter. Car le passé dure toujours.
Qui sont-ils donc, ces soldats de l’armée française, dont ce grand-père faisait partie ? À quoi ont-ils rêvé ? Partis en guerre à un jeune âge, souvent à peine sortis de l’adolescence, issus des classes populaires, ces hommes se retrouvent pris dans des mécanismes qu’ils ne maîtrisent alors pas vraiment : « Eux aussi ont été écrasés par les idéaux du 20e siècle et du colonialisme », rappelle Lena Hervé. Ce qui frappe la jeune artiste en parcourant les photographies de son aïeul et de ses camarades d’antan, c’est d’abord le décalage ressenti entre le conflit très violent pour lequel la guerre d’Indochine est connue, et ces archives, qui ressemblent davantage à des cartes postales ou à des vues de vacances qu’à des souvenirs de guerre. « Il y avait une forme d’innocence dans ces images : mon grand-mère, je l’ai brusquement découvert très jeune, beau, l’air timide, les gestes efféminés, décrit-elle. Soit une vision vraiment très lointaine de cette figure de patriarche laconique et distant qu’il s’était construite plus tard. » Ainsi, Lena Hervé tente de dissoudre quelque peu le vernis de l’idéal de virilité du héros de guerre et de l’homme colonial – en relevant le défi de tisser les liens qui vont de l’intime à l’histoire globale.
De la transmission des traumas à la réparation
Le Bienheureux mêle en permanence la vie réelle de ce grand-père et ce que celle-ci inspire à l’autrice, et invite ainsi à réfléchir à la construction de nos fantasmes historiques. « Je pense qu’il y a beaucoup d’histoires de ce type à raconter, des récits de vies dans les zones grises, dont les personnages sont à la fois oppresseur·es et oppressé·es », déclare Lena Hervé. En brouillant en permanence les pistes entre le vrai et le faux, en mélangeant photographies d’archive et mises en scènes – où ses amis incarnent son grand-père –, elle figure l’absence, aussi bien que les traces qui demeurent.
À quoi sert cette entreprise de se faire l’archéologue du souvenir, historique et familial ? « Il y a d’abord la question de mon propre héritage colonial : j’avais besoin d’en faire quelque chose pour l’accepter, et en comprendre les mécanismes pour essayer de mieux le dépasser. Je suis partie de la matière que j’avais, et j’ai raconté l’histoire dont je suis l’héritière : celle des petites gens qui se sont retrouvées là parce qu’on les a mis là », résume-t-elle avec perspicacité.
Lena Hervé investit en particulier le pouvoir transformateur et thérapeutique du 8e art : « D’un point de vue plus intime, j’avais aussi quelque chose à réparer, confie-t-elle. Je crois beaucoup en l’idée que certaines choses se transmettent entre les générations de manière inconsciente : les violences, les frustrations, les répressions. Au cours de ce projet, j’ai vraiment eu l’impression d’entrer en contact avec mon grand-père, comme si son fantôme venait me hanter. Raconter cette histoire de la manière dont je l’ai racontée, c’était faire la paix avec lui, et peut-être même le lui permettre à lui-même, également. Cela m’a permis de briser certains cycles, et je pense réellement que ça a guéri quelque chose en moi et dans ma famille. » Emprunt de douceur, pensé avec émotion, ce vaste projet remue des pans entiers du passé, afin d’œuvrer à la métamorphose du présent. Le chemin qu’empruntent le Bienheureux aussi bien que son autrice montre, à coup sûr, que lorsque le temps a effacé les derniers vestiges présents dans les mémoires, il est parfois bon d’user de son imagination pour comprendre son héritage, tout en réinterrogeant, sans relâche, celui-ci.