Dans Leaving One for Another, le photographe d’origine turque Olgaç Bozalp explore la notion de migration. Un ouvrage où mises en scène et spontanéité dialoguent pour figer les multiples nuances d’une telle thématique.
Récit à la fois intime et universel, réel et onirique, Leaving One for Another s’impose avant tout comme une composition influencée par l’histoire même de son créateur. Né dans une petite ville de Turquie, loin des centres urbains, Olgaç Bozalp a visité près de cinquante nations depuis son départ. Des voyages au rôle ambivalent, à la fois synonyme de liberté, d’inspiration et de déracinement. « J’ai finalement décidé de réaménager dans mon pays natal en 2018, après plusieurs années passées au Royaume-Uni. Je voulais avoir l’opportunité de découvrir Istanbul à la fois comme un étranger et un local. Mais, après quelques mois, j’ai réalisé que je me sentais complètement isolé dans ce territoire familier », confie le photographe. Un sentiment étrange, inattendu qui le pousse alors à créer pour comprendre. Créer un récit explorant les raisons pour lesquelles les gens décident de partir vers l’inconnu, en laissant ce qu’ils possèdent derrière eux.
C’est à travers le théâtre qu’Olgaç Bozalp s’est initié au 8e art. Durant ses études à Chypre, il découvre l’improvisation et commence à utiliser le médium pour développer ses personnages et imaginer des décors. « Cet apprentissage a véritablement modelé mon approche de l’image, à mi-chemin entre mise en scène et documentaire. J’ai toujours souhaité construire des séries entre réalité et fiction, tout en faisant en sorte que les regardeur·se·s ne perçoivent pas la dimension fictive », précise-t-il. Ainsi naît Leaving One For Another, un ouvrage encapsulant ce fragile équilibre à la croisée des émotions et des écritures, mariant spontanéité et performance, doute et liberté.
Une version fantasmée de l’exode
Ruines colorées, habitations vidées, moyens de transports insolites, corps sculpturaux aux visages dissimulés… Dans les clichés de l’auteur, la migration domine. Elle se faufile dans chaque cadre, dans chaque émotion, et fuit – toujours vers l’avant. Au fil des images, tout devient prétexte au voyage, au déménagement qui survient, abrupt, et nous pousse à laisser dans notre sillage des bribes de nous. Pourtant, la palette de couleurs choisie par Olgaç Bozalp semble raconter une autre version de l’histoire. Douces, chaudes, ses nuances appellent au réconfort, instaurent une certaine paix dans ces choix de vie extrêmes. À cela s’ajoute le poids de la mise en scène : « Préparer une pause implique de l’ancrer dans un espace, de la fixer dans le temps. Cela évoque une envie de créer une existence à un endroit donné. Je voulais montrer cet aspect des migrations, souligner ce à quoi ressemblaient les lieux avant qu’ils soient abandonnés, ou imaginer ce qu’ils auraient pu être », confie le photographe.
Imaginées en collaboration avec le directeur artistique et styliste Raphael Hirsch – lui aussi enfant de la migration – ses mises en scène convoquent la poésie au cœur d’un livre effleurant des sujets complexes. Véritables percées dans le fantastique, ses images proposent une version contée, ou même fantasmée de l’exode. Une manière pour l’auteur d’user de son expérience théâtrale pour renforcer le poids narratif de son projet. « À chaque nouvelle image, j’imagine la vie de ces personnages, leur foyer… Puis, je représente ces paramètres en les mêlant au réel. Je suis convaincu qu’il nous faut construire un passé pour avoir une plus grande idée de qui sont celles et ceux qu’on met en scène », explique-t-il. De cette étude poussée de l’humain émergent des œuvres symboliques aux significations multiples. Parmi elles, une femme, allongée dans un aquarium. « Elle représente le fait d’être quelque part physiquement, et à un tout autre endroit mentalement. Cet autre endroit, ce sont ses aspirations, ses désirs. Pourtant, elle reste coincée dans l’espace initial », commente l’auteur. Ainsi, avec une sensibilité extrême, Olgaç Bozalp parvient à illustrer les maintes couleurs des flux migratoires. S’affranchissant d’une écriture journalistique, l’artiste se concentre sur les sensations, les métaphores pour ériger un puzzle aux pièces aussi différentes qu’imbriquées. Un conte fait de motos et voitures déchues, de salons désertés, de rapprochements spontanés dans une quête de complicité, et de course vers un inconnu que l’on espère meilleur.
Leaving One for Another, Éditions Void, 45€, 88 p.
© Olgaç Bozalp