« Dans les premiers temps, les gens qui essayaient de s’échapper de la Corée du Nord étaient exécutés en public s’ils se faisaient prendre. Se rendre en Chine était vu comme un complot contre le gouvernement. Cela n’a pas changé. Fuir est toujours vu comme une trahison, un crime contre le pays » confie Eun-Ju Kim, une défectrice nord-coréenne, à Tim Franco. Depuis trois ans, le photographe franco-polonais membre de la structure Inland travaille sur Unperson, un projet de livre consacré à ces individus ayant tout risqué pour démarrer une nouvelle vie, loin de la dictature. Un travail mêlant expérimentations photographiques et témoignages poignants.
Fisheye : Comment t’es-tu tourné vers la photographie ?
Tim Franco : Adolescent, j’étais passionné par la musique. En 2000, j’ai créé un magazine de musique en ligne. C’était le début d’internet. Je me suis fait inviter à de nombreux concerts, que je documentais. Je me souviens qu’à l’époque j’utilisais des appareils jetables – ce qui peut sembler un peu ridicule, mais cela faisait le boulot !
Sept ans plus tard, à Shanghai, après avoir travaillé dans différentes industries, j’ai utilisé un appareil –numérique cette fois-ci – et naturellement j’ai recommencé à faire des photos de concert de la scène underground chinoise. Je trouvais cela passionnant. En parallèle, j’ai fait mes premières photos pour Le Monde. La Chine, à l’époque, était un pays qui attirait toutes les attentions. Tout s’est passé très vite et je suis devenu photographe à plein temps.
Photographe documentaire, photojournaliste… Quel genre de photographe es-tu ?
J’ai longtemps voulu me définir comme un photojournaliste. C’est ainsi que j’ai commencé. Les grands noms de presse me faisaient à l’époque rêver, mais j’ai réalisé que je préférais prendre mon temps. J’ai alors investi dans une vieille chambre 4×5 et j’ai commencé à capturer la ville de Shanghai, alors qu’elle subissait une transformation fulgurante. Le fait de travailler à la chambre, de prendre le temps nécessaire pour composer chaque photo me plaisait beaucoup. Je dirais que je passe donc pas mal de temps à réfléchir, faire des recherches, avant d’arriver au moment final de la capture d’image.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à la Corée du Nord ?
Après avoir vécu une dizaine d’années en Chine, j’ai déménagé en Corée du Sud. Je venais de publier Metamorpolis, mon premier grand projet sur la ville de Chongqing et j’avais besoin de temps avant de me replonger dans un nouveau projet. À ce moment-là, je découvrais peu à peu la Corée du Sud, mais la Corée du Nord restait pour moi un mystère, alors que la frontière était à peine à une heure de mon appartement en voiture. Si je ne souhaitais initialement pas forcément m’y rendre, de peur de faire les mêmes photos que l’on voit sans cesse sur ce pays, j’avais tout de même envie d’en apprendre plus.
Sur quoi t’es-tu concentré ?
J’ai commencé à m’intéresser aux défecteurs (des personnes quittant leur pays pour trouver refuge dans un autre territoire – souvent adverse, NDLR) vivants à Séoul. Je me suis alors rendu compte qu’ils étaient finalement les seuls vrais témoins de ce pays. Non seulement ils étaient nés et avaient vécu là-bas, mais ils avaient aussi l’expérience de la vie capitaliste. J’ai trouvé leurs points de vue absolument passionnants. De plus, les histoires de leurs défections sont souvent des aventures aussi incroyables que des films hollywoodiens. J’ai donc décidé de m’intéresser à eux dans un premier temps, d’écouter leurs histoires, de photographier leurs visages, pour tenter de comprendre ce mystérieux territoire qu’est la Corée du nord. J’ai finalement travaillé trois années sur ce projet.
Le titre de ton livre, Unperson, est une référence à 1984 de George Orwell. Pourquoi faire ce rapprochement ?
Les dix jours que j’ai passés en Corée du Nord furent parmi les plus étranges de ma vie. On a vraiment l’impression de pénétrer dans un monde parallèle. Ma première impression ? J’ai découvert un pays très beau, propre, avec ces peintures de propagande faites la main, ces monuments aux tailles disproportionnées… Mais rapidement, l’anxiété m’a rattrapée. Je ne pouvais absolument pas mentionner mon projet de livre, dans la plupart des situations. Il fallait faire attention à notre manière de se tenir, ne pas pointer du doigt ou croiser les bras devant des représentations des leaders, etc.…
Après ces dix journées, j’étais mentalement épuisé. Je voyageais avec un ami journaliste avec qui je partageais les chambres d’hôtel, et nous faisions constamment attention, surtout à l’intérieur de ces chambres, à ne rien dire, à ne pas faire quelque chose qui pourrait offenser les leaders. Au terme du séjour, je me suis retrouvé à parler de Kim Jong un en l’appelant « The dear leader » comme par habitude. Le lavage de cerveau s’était déjà opéré.
Qu’est-ce qui t’a le plus marqué ?
À mon retour, j’ai réalisé que j’avais du mal à digérer le voyage. Je ne savais pas si j’avais appris énormément de choses, ou si au contraire, je n’avais pas retenu grand-chose. La vision que donnent les guides est bien loin de celle livrée par les défecteurs.
Mais j’ai quand même eu l’impression qu’une partie de la population – celle de la capitale, notamment – vivait une vie plus normale que l’on pourrait se l’imaginer. Ce qui m’a le plus frappé, c’est à quel point les Nord-Coréens voyaient la péninsule coréenne comme un seul pays, qui subissait une fracture momentanée. Ils sont curieux du Sud, suivent avec attention les meetings entre Kim et Trump et sont pleins d’espoir d’un avenir de rapprochement. En Corée du Sud, peu des gens s’intéressent au Nord et l’unification fait davantage figure d’un idéalisme impossible.
Qui sont les personnes représentées sur tes photos ?
Ce sont les défecteurs. J’ai décidé d’en rencontrer une sélection assez éclectique. Des Nord-Coréens venant des régions les plus pauvres, qui se sont souvent enfuis par désespoir jusqu’aux Nord-coréens plus privilégiés, venant de grandes villes comme Pyongyang, qui ont décidé de partir pour des raisons d’idéalisme.
Le plus grand problème avec leurs témoignages étant qu’il est impossible de vérifier leurs histoires. C’est pour cette raison qu’il est difficile de qualifier ce travail comme journalistique, par exemple. Certains défecteurs ont pris l’habitude, à force d’être interviewés, et en réaction face à l’intérêt du public, d’exagérer leurs récits. J’ai également été surprise de voir à quel point la communauté nord-coréenne vie recluse sur elle-même à Séoul. Non pas par choix, mais souvent, car elle n’est souvent pas complètement acceptée dans cette société. En règle générale, la communauté internationale s’intéresse plus à eux que la population sud-coréenne, qui, elle, vit avec la peur encore présente d’une attaque du Nord.
Comment ont-ils réagi à ton projet ?
Il est difficile de trouver des défecteurs nord-coréens qui acceptent d’être photographiés. Certains d’entre eux ne souhaitent pas révéler leurs lieux de vie ou de travail. J’ai donc dû créer un endroit sûr pour les accueillir. J’ai construit un studio dans le bâtiment officiel de la presse, dans le centre de Séoul. Comme les portraits ne pouvaient pas être vraiment documentaires, j’ai cherché un moyen de refléter le sujet des défecteurs à travers une technique particulière.
Quelle est cette technique ?
Chaque portrait a été réalisé à la chambre 4×5 avec des films polaroid instantanés. Ces films donnent un positif utilisable et un négatif qui, a priori, ne l’est pas, et que l’on jette normalement. J’ai décidé de me servir de ce négatif en le purifiant à l’aide de produits chimiques. L’idée était d’utiliser un matériel qui n’est pas censé l’être pour refléter l’existence de ces Nord-Coréens en Corée du sud. De plus, cette purification chimique engendre une série d’imperfections, allant de rayures au déversement de produits chimiques. Ce résultat, souvent incertain, reflète plutôt bien les incroyables aventures que sont ces défections, pouvant durer des semaines et s’étirant parfois même sur des années.
Tu fais dialoguer portraits et paysages dans ton livre. Peux-tu nous en dire plus sur ces panoramas ?
En écoutant les nombreux récits des défecteurs, j’ai découvert, petit à petit, tous les itinéraires de défections. En Asie de l’Est, seuls deux pays reconnaissent le statut de réfugié nord-coréen : la Thaïlande et la Mongolie. Comme ils ne peuvent pas traverser directement vers le sud – la DMZ, zone démilitarisée construite en 1953 qui sépare les deux Corées, les en empêchant – les défecteurs doivent d’abord se rendre en Chine, où ils sont souvent persécutés et arrêtés. Ils doivent ensuite, soit voyager vers la Mongolie en traversant le désert de Gobi, soit se diriger vers le sud, en traversant la Chine pour ensuite passer en Thaïlande via le Laos ou la Birmanie. Ces périples sont longs et périlleux, et les Nord-Coréens se faisant arrêtés en chemin, se retrouvent souvent dans une prison politique dans leur pays d’origine.
Dans des cas beaucoup plus rares, les défections peuvent se passer au niveau de la DMZ ou encore par bateau. Dans la plupart des cas, les défecteurs traversaient des paysages incroyablement différents, des rivières glacées les séparant de la Chine, au désert de Gobi, des grandes villes chinoises, aux pirogues du Mékong tropical en Thaïlande. J’ai donc choisi de retracer ces chemins, de la Corée du Nord jusqu’à Séoul, pour les photographier.
Pourquoi publier ce projet sous la forme d’un livre ?
Il est important, à mon sens, de se plonger dans les histoires individuelles de chaque défecteur. Je trouve que le livre permet aux lecteurs de s’immerger dans ces récits tout en observant les visages et les paysages. L’objectif était aussi de traiter de la Corée du Nord à une échelle plus humaine, mais le problème reste complexe, et l’objet livre donne le temps d’absorber chaque histoire à son rythme…
Vous pouvez précommander le livre Unperson via la campagne de financement participatif (104 pages, à partir de 32€)
© Tim Franco