Pour ses cinquante ans, l’International Center of Photography (ICP) de New York a organisé une exposition dans laquelle ont été présentées des œuvres de Weegee, photographe connu pour avoir immortalisé les faits divers new-yorkais du 20e siècle. À cette occasion, Clément Chéroux, directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson, revient sur l’ouvrage Weegee. Autopsie du spectacle qui accompagnait l’an dernier la rétrospective parisienne.
C’est l’histoire d’un homme qui se disait « envouté par le mystère des meurtres ». Loin d’être anodin, son surnom, Weegee, avait d’ailleurs trait à l’occulte. « Cela vient d’une tablette, utilisée dans les séances de spiritisme, que nous prononçons, en français, le “ouija”. Elle tourne sur un axe et indique des lettres de l’alphabet pour pouvoir recomposer des messages. On l’appelait ainsi car il était toujours le premier à être sur les scènes de crime, comme s’il avait eu accès à l’au-delà. Il disait souvent qu’il avait un troisième œil », nous raconte Clément Chéroux. Cet attrait pour l’abscons animait tellement le personnage que ses motivations finirent à leur tour par échapper à la compréhension des autres. « Pour moi, il y avait une véritable énigme Weegee, parce que je connaissais, comme à peu près tout le monde qui s’intéresse à la photographie, les images qu’il a faites entre 1935 et 1945 à New York, poursuit-il. Ce sont les plus classiques d’entre elles. Plus tardivement, j’ai découvert les photos-caricatures – c’est le terme qu’il employait – où il distord le visage des célébrités. Elles ont été élaborées après son départ pour Hollywood. Cela m’était complètement inconcevable de me faire à l’idée que ce soit le même photographe qui avait produit ces deux corpus. »
De fait, tout semble opposer ces premières images documentaires et celles réalisées dans un second temps, auxquelles les manipulations en laboratoire confèrent une dimension comique. Pourtant, un fil conducteur les unit bel et bien. De janvier à mai 2024, le directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson, également commissaire, a proposé la rétrospective Weegee. Autopsie du spectacle avec l’envie de le démontrer. Bien nommée, celle-ci s’accompagnait d’un livre, publié aux éditions Textuel. « Il a été conçu selon la même organisation que l’exposition, c’est-à-dire en trois parties. La première correspond au début de sa carrière, la deuxième montre comment il s’est emparé de la question du regard et enfin, la troisième revient sur sa période hollywoodienne », explique notre interlocuteur.
208 pages
55 €
La critique du spectacle permanent
Né en 1899 dans une petite ville de l’Empire austro-hongrois, Usher Fellig de son nom s’initie très jeune au 8e art. Branché sur les ondes de la police, il sillonne New York à la recherche de fragments de vies bouleversées. Le coffre de sa voiture est aménagé tel un bureau. Au milieu des boîtiers et des cartouches de flash, trône fièrement sa machine à écrire depuis laquelle il rédige les légendes de ses tirages, toujours in situ. Dans le prolongement de son récit familial, celui qui a rejoint les États-Unis à l’âge de 11 ans s’attache de cette façon à refléter l’existence d’êtres miséreux pour lesquels la violence semble omniprésente. Malgré un engagement politique discret, Weegee évolue dans des milieux de gauche. Il collabore avec le PM Daily, « qui refusait d’avoir des publicités sur ses pages pour ne pas être inféodé aux industries et donc au capitalisme », et entretient notamment des liens étroits avec la Photo League, un groupe qui croit à l’émancipation par l’image et milite pour la justice sociale. En leur sein, il comprend que ses compositions, médiatisées, participent à une théâtralisation du fait divers. Par d’astucieux dispositifs impliquant les individus présents sur place comme les éléments du cadre, il témoigne alors d’un sens critique. « On voit, dans ses œuvres, que l’inclusion de personnes qui sont en train de regarder les crimes, les incendies ou encore les accidents de voiture est aussi une manière de dire au public : “Vous n’assistez pas seulement à un drame, vous faites également face à quelque chose qui a été transformé en spectacle par la presse à grand tirage”, souligne Clément Chéroux. Cette attirance pour le fait divers fait partie des travers de tout un chacun. La presse joue sur cela. On sait très bien qu’on vend mieux un journal quand il y a du meurtre dedans. Elle n’a d’ailleurs pas attendu la photographie pour y avoir recours. Avant, cela passait par les gros titres. » Ainsi, dans nombre des images de Weegee, ce n’est pas tant le crime qui est montré, mais plutôt les réactions du monde alentour. Un cliché, intitulé « Balcony Seats at a Murder », cristallise la démarche du photoreporter. Un cadavre gît sur le trottoir, devant un café du quartier de Little Italy. La police est là, et le voisinage aussi. Il se bouscule aux fenêtres de l’immeuble qui surplombe la scène. « La légende qu’il a choisie est intéressante, puisque “Places au balcon pour regarder un meurtre” fait appel au vocabulaire du théâtre, et son utilisation nous dit bien que le fait divers a été transformé en spectacle », insiste le commissaire.
La suite de cet article est à retrouver dans Fisheye #69.