Dans Faintly Falling, l’auteur français Ralf Marsault fait le portrait des habitants des Wagenburgen, des campements berlinois peuplés d’êtres à la recherche d’un empowerment qu’ils ne parviennent pas à trouver au sein de la société. Une œuvre humaniste et intemporelle.
Anthropologue et photographe, Ralf Marsault s’intéresse aux hommes. À ceux que l’histoire oublie, qu’elle relègue au rang de « marginaux ». Dès les années 1980, l’auteur commence un projet de longue haleine, Fin de siècle, épaulé de son compagnon Heino Muller. Une série de photographies shootées à Paris et Londres, capturant un mode de vie alternatif. En 1989, quelques mois avant la chute du mur, ils arrivent à Berlin, et s’immergent dans un monde à part, en effervescence, où se croisent idéalistes, vagabonds et revendicateurs. Un univers qui les charme et qu’ils continueront à capturer au cours de nombreux séjours. En 1995, Heino Muller disparaît, et Ralf Marsault décide de poursuivre le travail qu’ils avaient démarré sur le terrain des Wagenburgen berlinoises.
Pour apprécier le travail du photographe, il faut s’immerger dans le quotidien des habitants de ces colonies de caravanes, occupant les friches. Des lieux à part, vivant au rythme de la musique punk, et des aléas de la vie. « Des jeunes venus de toute l’Europe ont commencé à migrer vers Berlin pour fuir les difficultés dans leurs propres pays. Ce fut le cas des Anglais, après la promulgation du Criminal Justice and Public Order Act, en 1994 qui restreignait les libertés publiques (…) La guerre dans les Balkans fit aussi migrer quelques jeunes, emportant avec eux des Italiens et des Suisses. Un brassage extraordinaire d’origines et de destins s’est effectué », raconte Ralf Marsault. Un véritable melting pot de voyageurs d’un jour, d’anarchistes attirés par une counter-culture réjouissante, de jeunes en quête d’une existence différente, plus significative. Parmi eux, Popeye, Triton, Frankie, ou encore Debbie… Des étrangers devenus connaissances, que l’auteur suit et étudie, par le prisme de son objectif. « Nous travaillions ensemble à une image », précise-t-il d’ailleurs.
Pour brûler plus fort que les autres
Pendant une trentaine d’années, Ralf Marsault s’est nourri des Wagenburgen. De leurs codes, leurs populations, leurs rites singuliers. Dans Faintly Falling, son récit s’affranchit de l’épreuve du temps. Sans âge, les clichés racontent des vies, des anecdotes, des biographies de personnes refusant de se conformer. Pour l’artiste « le phénomène Wagenburg ne pouvait être caricaturé. Sa critique implicite des biopouvoirs qui cherchent à discipliner les corps, les sexualités et les interactions sociales dénonçait un mal-être imposé de force (…) Ce mouvement exprimait l’aspiration à un autre type de vie, à une nouvelle donne ». En résultent des images d’une force rare. Au cœur de l’ouvrage, les corps apparaissent comme indisciplinés, sauvages, libres. Les torses nus s’affichent zébrés de tatouages, de piercings se lisant comme des doigts d’honneur à un « modèle social ». « Il s’agit de vivre intensément sans faire l’économie du tragique », rappelle Ralf Marsault. Pour brûler plus fort, plus vite que les autres. Si l’existence est comptée, les sujets du photographe entendent en repousser les limites. Comme une quête d’euphorie, de sensations fortes dans un espace aseptisé.
En parallèle de ses multiples portraits, l’auteur réalise des natures mortes. Des images d’une élégance surprenante, inspirées par le rapport à la terre, au minéral. Dans ces compositions, objets, paysages, éléments du décor viennent enrichir des expressions, des regards lourds d’émotions. Car Ralf Marsault fait le portrait d’une communauté, d’une mosaïque de regards, apportant chacun une strate supplémentaire à une vision commune, indélébile. Et pour y parvenir, une mise en contexte est nécessaire. « J’en suis venu à faire intervenir des fleurs dans les images, parce que photographier des humains jouant avec les limites peut devenir épuisant, confie-t-il. Il s’agit de réussir à les déniaiser, car elles revendiquent la possibilité de vivre un autre destin. Ainsi, à la manière d’une enluminure (…) elles miment et commentent la sensation de la Wagenburg. » Atemporel, Faintly Falling se veut une lettre d’amour aux laissés pour compte, à ceux qui refusent de remodeler leurs idéaux, aux passionnés du voyage à en oublier leurs terres natales. Une étude humaniste de ce qui constitue l’identité.
Faintly Falling, Éditions Distanz Verlag Berlin, 29,90€, 144 p.
© Ralf Marsault