Maja Daniels : Ma sorcière mal-aimée

10 octobre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Maja Daniels : Ma sorcière mal-aimée
© Maja Daniels, Tenn Lars Persson. Gertrud.
© Maja Daniels. Gertrud.

Dans son livre Gertrud, la photographe et réalisatrice suédoise Maja Daniels tente de raviver le destin perdu de Gertrud Svensdotter, une petite fille de douze ans accusée de sorcellerie en 1667 à Älvdalen, en mêlant performance photographique et archive du 19e siècle.

1667. Älvdalen, dans le comté de Dalécarlie, en Suède. Après s’être chamaillée lors d’un pique-nique pour savoir qui devait garder les chèvres, Gertrud Svensdotter, une jeune fille de douze ans, est accusée par un petit garçon de neuf ans d’avoir marché sur l’eau. L’arrestation de Gertrud marque le début d’une hystérie de masse : celle de la chasse aux sorcières en Suède. Cette histoire a infusé l’enfance de Maja Daniels, photographe et réalisatrice, née en 1985. « Plus jeune, je passais tous mes étés à Älvdalen, dans la cabane de mes grands-parents, se souvient-elle. Ils me racontaient les contes de la région, nous passions beaucoup de temps dans la forêt avoisinante. » La chronique de Gertrud marque pour elle le point de départ d’une quête mystique. L’objectif ? Réécrire l’histoire de cette jeune fille. Car pour l’artiste, « les mythes sont ouverts aux interprétations ». Elle interroge la manière dont les idéologies dominantes et la culture du silence en Suède ont composé le monde d’aujourd’hui. Challenger l’Histoire, réinterpréter les légendes, créer des mythologies et proposer de nouvelles grilles de lecture pour nous guider vers un monde plus libre, plus respectueux de la nature, telle est la perspective qu’offre Gertrud, le livre de Maja Daniels. « La photographie est ma façon de fabriquer un imaginaire, d’explorer et de critiquer l’Histoire, mais aussi de me confronter à des questions plus contemporaines », poursuit-elle.

Curieuse d’en apprendre davantage sur Gertrud et les chasses aux sorcières en Suède, l’artiste entreprend des recherches avec une question en tête : « Pourquoi Älvdalen ? » Quelques réponses se dessinent alors : le sol d’Älvdalen était peu fertile, mais à l’orée de la forêt, on pouvait y faire pousser des plantes. L’été, on y emmenait aussi les animaux. « Les femmes accompagnaient les bêtes et vivaient une vie très libérée et indépendante près de ces pâturages, développant une grande connaissance des plantes médicinales », observe Maja Daniels. De quoi s’attirer les foudres de l’Église, qui comptait bien enfermer ces esprits affranchis dans leurs rôles de femmes au foyer. « Du point de vue de l’Église, elles étaient indisciplinées, dangereuses, car elles vivaient libres et possédaient trop de connaissances. Elles sont devenues un problème qu’il fallait régler et le plus simple était de les accuser de sorcellerie », analyse-t-elle. La chasse aux sorcières se répand à travers toute l’Europe et outre-Atlantique pendant plus de trois siècles.

© Maja Daniels, Tenn Lars Persson. Gertrud.
© Maja Daniels. Gertrud.
© Maja Daniels. Gertrud.

« La véritable dangerosité du mythe »

À Älvdalen, ce récit macabre débute avec Gertrud. Elle est incriminée pour avoir soi-disant marché sur l’eau, puis emprisonnée. Sous la torture, elle dévoile le nom d’autres femmes. La terreur s’installe. « En dénonçant les autres, elle est entrée dans le jeu du cirque, admet la photographe. Le crime qui lui est reproché semble si absurde. C’est cependant cet événement qui est consigné dans l’Histoire. » Maja Daniels introduit alors le destin de Gertrud dans un monde qu’elle construit au présent, pour lui donner — à elle et aux femmes accusées de sorcellerie, qui dans les livres sont toujours perçues comme des criminelles — une autre issue possible, pour lui accorder une sorte de rédemption. Elle s’inspire des éléments disponibles sur cette période sombre — principalement des documents officiels de l’Église – et les interroge. « On ne retient qu’un versant du récit. C’est ici la véritable dangerosité du mythe », affirme Maja Daniels. À travers la lentille photographique, une nouvelle fable s’esquisse : « Peut-être a-t-elle marché sur l’eau, qui sait ? Mais cela n’a pas d’importance. Dans mon travail, il s’agit de lui donner la liberté de détenir cette magie qu’elle avait hypothétiquement, ou pas. » La photographie a ce pouvoir, selon l’artiste, de composer des univers qui proposent d’infinies possibilités. « Si elle ne donne jamais de réponse, la photographie ouvre une fenêtre sur le monde. Je crois que c’est ce qui en fait sa qualité première », remarque celle qui s’est emparée du médium sous le prisme de la sociologie.

L’obturateur s’enclenche sur la forêt d’Älvdalen. Et tel un rituel, la magie opère. Maja Daniels réenchante le monde, les arbres majestueux ne sont plus seulement une ressource naturelle mais aussi et avant tout un lieu de culture. La trajectoire du destin de Gertrud est déviée par des procédés mythologiques. Arrangements d’objets totémiques, pâturages et cabanes ayant vu grandir la jeune fille — désormais toujours occupées. Dans son cérémonial photographique, l’artiste invoque le vent et le temps. Ensemble, ils coproduisent ce cosmos extatique. « Je ne prévois rien, et je me laisse surprendre par d’heureux accidents », avoue-t-elle. Ritualiser sa démarche permet l’élaboration visuelle d’un monde dont il ne reste rien, ou peut-être seulement quelques bribes transmises par le bouche-à-oreille. « J’essaie de combler les pièces manquantes du puzzle avec mon approche artistique », soutient Maja Daniels.

© Maja Daniels. Gertrud.
© Maja Daniels. Gertrud.
© Maja Daniels. Gertrud.

Buché et conversation avec Tenn Lars Persson

Tandis que le noir et blanc aide à conserver un lien nécessaire avec l’Histoire, le feu s’invite dans la narration, en couleurs cette fois. Il se répand, telle une rumeur, comme l’effet domino des dénonciations lors des chasses aux sorcières. Ce sont sur ces images uniquement qu’apparaissent des hommes. « Sinon, il est toujours question de femmes ou d’animaux », précise l’artiste. Le feu évoque également le bûcher, outil d’extermination des sorcières. Il renvoie à la tragédie de Gertrud. Mais au-delà de son sens empreint de négativité, l’ardeur des flammes est aussi pour Maja Daniels un élément de vie : « J’ai photographié des feux de forêt, qui ont un effet positif sur les sols et les redynamisent pour qu’ils soient à nouveau fertiles », explique-t-elle. C’est peut-être ici une façon de redonner vie aux sorcières. Ou d’honorer une ancêtre accusée à tort, car la photographe, au cours de ce projet, a découvert être la descendante de l’une de ces femmes.

Pour défier l’histoire immuable et jusqu’ici incontestée, pour alimenter le mythe, Maja Daniels manipule les documents historiques. C’est un exercice inhérent à sa pratique photographique, débuté bien avant son projet sur Gertrud : « Pour mon premier livre photo Elf Dalia, j’ai commencé par éplucher les archives de Tenn Lars Persson, figure elfdalienne du début du 20 e siècle [l’elfdalien est une langue scandinave parlée par près de 3 000 personnes à Älvdalen, ndlr] », indique la photographe. Ce premier ouvrage est une potion mélangeant langage, Histoire, mystères et rituels autour d’Älvdalen. Tenn Lars Persson était un photographe et collectionneur de légendes. Ses archives contiennent 5 000 plaques de verre. L’artiste s’est plongée dedans dans l’optique de trouver Gertrud. « Elle était là, partout, s’exclame-t-elle. Tant de filles qu’il avait photographiées possédaient ce regard défiant, similaire à celui qu’aurait pu avoir Gertrud dans mon esprit. Pour moi, c’était un symbole très fort de cette jeune fille supposément dangereuse. » Cette conversation avec l’archive est une manière de prouver que les images ne sont pas qu’un simple document d’époque. On peut les altérer pour raconter le récit que l’on souhaite. Le regard centenaire de Tenn Lars Persson s’invite dans la création contemporaine de Maja Daniels. Il ancre géographiquement le récit de Gertrud à Älvdalen. « À travers lui, j’entre en contact avec d’autres destinées. J’ai l’impression que lui et moi, on se connaît et qu’il est heureux que j’utilise son travail. Tant qu’il ne m’envoie pas de mauvais signaux, je continue cette coopération », avance-t-elle.

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #67.

© Maja Daniels. Gertrud.
© Maja Daniels, Tenn Lars Persson. Gertrud.
© Maja Daniels, Tenn Lars Persson. Gertrud.
Texte de Mismar
Éditions Void
52 €, 168 pages
© Maja Daniels. Gertrud.
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