Installé à Londres, l’artiste pluridisciplinaire Marcus Schaefer arbore fièrement le titre de surréaliste contemporain. Un siècle après la naissance du mouvement, il explore la complexité méditative du noir et blanc, en faisant dialoguer photographies et dessins. En résulte une explosion introspective qui tire sur le concept de l’infini.
Fisheye : Peux-tu te présenter et nous parler de ta démarche artistique ?
Marcus Schaefer : Je suis un artiste pluridisciplinaire et un réalisateur installé à Londres. La force de mon approche artistique vient d’une impulsion pressante pour capturer mes états d’esprit les plus actuels. Pour moi, la photographie est l’outil parfait pour véhiculer ma propre interprétation de la réalité. Une réalité se situant autour de la beauté, de l’art, de l’esthétique et non pas nécessairement celle de la perfection technique. Je ne suis pas du tout intéressé par le fait de saisir la ressemblance exacte des choses.
Que cherches-tu à capturer ?
J’aspire à saisir toute la beauté du non-évident, ou du moins à faire en sorte que l’évident ne le paraisse pas. Quelque chose entre les lignes, que l’on parvient seulement à saisir quand, justement, on n’essaie pas de l’attraper. J’emmène le regardeur dans un voyage à travers mon esprit, en créant des images qui canalisent mon énergie, mes rêves et mes idées. Pour échapper à la photographie ordinaire et à la banalité des images auxquelles nous sommes exposés tous les jours sur les réseaux sociaux. Je préfère produire des photographies qui ne ressemblent pas à des photographies. J’aime l’idée de créer quelque chose d’unique en utilisant de longues expositions et un éclairage non conventionnel, mais aussi en jouant avec les proportions, les dimensions et les perspectives. Je cherche l’intemporel.
Comment es-tu “tombé” dans la photographie ?
Cela remonte à mes études à l’Académie de la mode et du design de Munich, en Allemagne, entre 2010 et 2013. J’étudiais le journalisme de mode et la communication. Puis j’ai glissé par hasard vers le 8e art grâce à un stage obligatoire que j’ai effectué chez un photographe. J’ai adoré et j’ai tout de suite su que je voulais en faire mon métier. J’ai commencé à travailler en freelance quand j’étais encore étudiant et j’ai continué après mon diplôme. Le fait d’être indépendant m’a parfois imposé des temps morts entre deux shoots, mais cela m’a permis d’accumuler une énergie créative qui n’a demandé qu’à être libérée.
à d. Drei nackte Frauen, London, 2021, 140 x 160 cm (dessin au fusain sur papier)
Y a-t-il quelque chose d’inhérent au médium photographique qui renforce ta vision ?
Il y a une nature spectrale dans la photographie – quelque chose entre la vie et l’au-delà. Et mon esthétique partage ce penchant vers le sombre et l’incertain. En estompant les contours et en modulant les tons, je cherche à faire fondre les formes les unes dans les autres pour créer une certaine ambiance hors du commun. La photographie est comme une capsule temporelle – elle vous donne le pouvoir magique d’aller et venir dans le temps et faire en sorte que le “maintenant” soit plongé dans un vide intemporel.
Et le dessin ?
Il y a environ trois ans, j’ai commencé à utiliser les temps entre les shootings pour travailler le dessin au fusain. C’était un moyen supplémentaire de gérer ce trop-plein créatif. Avec le temps, mes dessins sont devenus une sorte de boussole visuelle et je les considère maintenant comme un cordon ombilical qui relie mes univers. Les dessins m’aident à guider mon parcours photographique et transforment même mes photographies en une autre forme hybride de dessin. J’aime canaliser mes émotions les plus actuelles dans cette effusion créative entre les deux médiums. Cela rend chaque dessin unique dans sa forme la plus pure.
Pourquoi ressens-tu le besoin de mélanger les médiums ?
Je ne pourrais pas me limiter à l’un d’entre eux. Chaque outil a ses propres paramètres, ses qualités et ses limites. Il est donc agréable de pouvoir passer de l’un à l’autre et de trouver celui qui convient le mieux pour exprimer une idée. Je veux dessiner ce que je ne peux pas photographier et photographier ce que je ne peux pas dessiner. Je me considère comme un créateur d’images plutôt qu’un photographe. Le mélange de différents médiums m’aide beaucoup à ne pas rester coincé dans une vision étroite. Cela me motive à m’ouvrir à de nouvelles façons de penser – c’est une interaction constante, qui profite à tous mes efforts créatifs.
Il y a quelque chose de très immobile dans ton travail. Pourquoi la nature morte ?
La joie de la nature morte réside dans l’opportunité de créer des mondes miniatures où seules nos règles s’appliquent. C’est redécouvrir l’envoûtement de l’enfance : on peut canaliser et visualiser l’énergie de nos rêves. C’est un élan magique où l’on a la possibilité d’imaginer un havre de repos.
Qu’est-ce qui t’a amené à travailler exclusivement en noir et blanc ?
Le noir et blanc c’est tout un monde – une sorte de royaume à l’envers, beaucoup plus sensible, abstrait et intime que le monde de la couleur. Il permet de nouvelles voies d’évasion et d’expression. Le noir et blanc est devenu fondamental dans tous mes efforts créatifs et je l’utilise comme un élément central de mon langage visuel.
Le noir prend une dimension presque métaphysique…
Le noir – ou le manque de couleur – aide à composer et à diriger les vibrations d’un autre monde. À mes yeux, le noir est l’incarnation de la dichotomie : d’une part, il est très dominant, fort et intimidant, mais d’autre part il est vulnérable, mélancolique et sensible. Le noir est multidimensionnel, semble infini et m’évoque autant les trous noirs que la gravité, ou le commencement de la vie. Il est hypnotique et me force vers l’introspection – comme si je me regardais dans un miroir. Le noir est absorbant et semble même déprimant, frustrant ou proche de la mort… Mais en fait, il est extrêmement sexy, vibrant et stimulant. Même s’il ne s’agit que d’un point ou d’un cercle sur un papier blanc, je me sens très inspiré par le noir. Pour moi, c’est bien plus qu’une couleur – ou une absorption complète de la lumière visible –, c’est une véritable expérience esthétique.
à g. Untitled, London, 2021, 150 x 200 cm (dessin au fusain sur papier)
Des artistes en particulier qui t’ont inspiré ?
J’ai toujours été inspiré par le premier Manifeste du surréalisme d’André Breton, qui souligne l’importance de l’automatisme psychique et de la libre association de la pensée pour explorer le pouvoir de l’inconscient. Cette méthode est tout à fait conforme à mon approche artistique et me place inévitablement dans le même bateau que les surréalistes de l’époque. C’est pourquoi j’aime me considérer comme un surréaliste contemporain, poursuivant une tradition qui a débuté il y a plus de cent ans.
C’est la même chose pour mes dessins. Il s’agit de créer un nouveau langage en incluant des éléments du passé et du présent, puis en réassemblant le tout dans une version individualisée et contemporaine. C’est un processus continu et fluide, et c’est ce qui en fait la beauté. Je classerais mes dessins les plus récents avec les cubistes. Pour moi, le cubisme est une voie vers l’abstraction totale et c’est ce vers quoi j’aimerai tendre…
Et comment t’engages-tu dans ce mouvement artistique ?
Aujourd’hui, je travaille constamment à créer un nouveau langage. Je m’appuie sur la façon dont les langues parlées ont évolué et continuent d’évoluer dans le monde entier. Il n’y a pas de stagnation, c’est un processus continu – je n’aime pas l’idée d’arrêt. Donc oui, je pense qu’il est juste de dire que je célèbre l’héritage du surréalisme en traduisant leurs préceptes dans les temps modernes.
Mais alors, quelles seraient les lignes directrices d’un tel surréalisme contemporain ?
Être un surréaliste aujourd’hui signifie être totalement libre dans ce que l’on fait – toute forme d’art me libère. L’objectif premier de l’art est d’effacer toutes lignes directrices, de refuser les limites ou les notions de bien et de mal.
à d. Intimacy, London, 2021, 120 x 150 cm (dessin au fusain sur papier)
à g. Midnight Encounter, London, 2021, 130 x 150 cm (dessin au fusain sur papier)
à d. Gruppenbild, London, 2021, 120 x 150 cm (dessin au fusain sur papier)
à g. Begegnungen, London, 2021, 120 x 150 cm (dessin au fusain sur papier)
© Marcus Schaefer