Dans l’ombre de la Silicon Valley, une autre classe « entrepreneuriale », composée de gens de la rue, transforme les détritus en or. Une économie du recyclage que Nick Marzano, écrivain, photographe et voyageur, tente de faire connaître et de valoriser dans son fanzine Mission Gold. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« Bien avant que Google, Facebook et d’autres géants de la technologie n’envoient des secousses sismiques dans le paysage de la baie de San Francisco, des transformations économiques voyaient déjà le jour »
, confie Nick Marzano, écrivain passionné et voyageur curieux. En 1848, la ruée vers l’or transforme la Californie, et le petit hameau de San Francisco devient rapidement un empire économique. Australien d’origine, Nick Marzano, lui, a vécu aux quatre coins du monde et a documenté la vie des sans domicile fixe par ses photographies, ses essais et ses poèmes. « Pour moi, la rue est le sujet ultime pour qui souhaite témoigner de l’humanité », précise-t-il. Et c’est à partir de là, de ce quotidien au ras de l’asphalte, que l’aventure Mission Gold démarre.
En 2014, Nick Marzano emménage à San Fransisco pour intégrer une agence de design. « Le matin, en me rendant au travail, je traversais des rues bordées de tentes. Je croisais des gens qui poussaient leur chariot rempli de déchets, et qui vendaient des objets sur le trottoir, se souvient-il. J’ai été étonné de voir, dans cette ville si riche, tant de gens lutter pour survivre en n’ayant pas de toit sous lequel s’abriter. » Mais le directeur de création passionné de photo va au-delà d’une vision misérabiliste, teintée de tristesse : « Récupérer les déchets et les transformer en trésors est une preuve d’ingéniosité et de résilience. » Fasciné par le magazine Colors – fondé en 1991 par le photographe Oliviero Toscani, qui souhaitait montrer « le reste du monde » en faisant l’éloge de la diversité –, il décide de créer son propre support en reprenant cette écriture « brute, riche et colorée » illustrée d’images fortes.
L’économiste de l’ombre
L’objectif de Nick Marzano : aller à la rencontre de l’autre classe entrepreneuriale de San Fransisco, celle des récupérateurs, des recycleurs et des vendeurs ambulants qui gagnent leur vie dans les rues de Mission District, un quartier peuplé d’immigrés latinos venus s’installer dès les années 1800. Deux ans d’enquête lui permettent d’ajouter quelques lignes à son CV, « chef plongeur dans les poubelles, chaman-chuchoteur et économiste de l’ombre ». Il rencontre, entre autres, Ken et son golden retriever Boo-Boo, qui habitent sur un parking, dans une Honda Civic bleue de 1994. Développement urbain oblige, la construction d’un complexe d’appartements les contraint à trouver un nouveau lieu de résidence. « Quand je suis arrivé ici, cette ville était une part de tarte, se souvient le vieillard. Puis les promoteurs immobiliers se sont dit : “Waouh, on peut vendre ça pour des millions.” [Résultat]: On ne peut plus rester ici, alors on fait ce qu’on peut pour survivre. » On découvre aussi un homme sommé par la police de payer 80 dollars parce qu’il ramasse des détritus. La seule solution pour échapper à l’amende? Obtenir un permis de colporteur qui coûte… 1 200 dollars ! « Pourquoi payer une rançon de prince pour prendre en charge le recyclage, une fonction qui devrait être dévolue aux pouvoirs publics? Demandez au maire », ironise Nick Marzano. Outre les témoignages et les scènes de vie, le premier numéro de Mission Gold recense quelques-uns des « trésors de la rue », tous de seconde main : une boîte de crayons de couleur à 3 dollars, un assortiment de comics à 12 dollars, ou encore deux poupées jumelles à 5 dollars.
Le recyclage en question
À une époque où le développement durable est promu comme LA solution à tous les problèmes, et où l’obsolescence programmée fait l’objet de nombreuses polémiques, Mission Gold tombe plutôt à pic. Comment repenser le ramassage des ordures et leur recyclage dans une société toujours plus matérialiste ? De qui devons-nous nous méfier : des vendeurs ambulants ou des maires corrompus ? Et qui devons-nous blâmer: le hipster collé à son iPhone dernière génération ou le sans-abri qui ramasse les rebuts du trottoir ? N’est-il pas temps de revoir nos attentes et nos besoins ? Surtout quand on constate que 1 % de la population mondiale est plus riche que les 99 % restants…
Si d’autres avant ont tenté d’esquisser des réponses, Nick Marzano a le mérite d’agir et de pointer une réalité peu médiatisée. Avec le projet Mission Gold, il invite à la réflexion et consacre son projet aux travailleurs de l’ombre. Le premier numéro, dont le titre est Money, a été financé par ses économies. Et Nick Marzano reverse l’ensemble des profits liés à la vente du fanzine à Tipping Point Community, une association luttant contre la pauvreté dans la baie de San Francisco. Le second numéro, intitulé Magic, devrait voir le jour prochainement. Une pépite à découvrir sur le site de cette Mission Gold à but non lucratif mais aux objectifs hautement créatifs, réflexifs et militants.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #29, en kiosque et disponible ici et la première édition de Mission Gold, ici.
© Nick Marzano