Mon CRS de Marc Martin : « ma vision de l’enfance colle à celle du train de nuit qui file dans le noir »

11 juillet 2023   •  
Écrit par Milena Ill
Mon CRS de Marc Martin : « ma vision de l'enfance colle à celle du train de nuit qui file dans le noir »
« Mon CRS » © Marc Martin
© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin

Véritable pied de nez à la police des mœurs de l’époque, Mon CRS évoque une histoire d’amour entre un CRS et Othmane, un·e chanteur·se non-binaire. À l’occasion de la sortie du coffret paru aux éditions Agua accompagnant son court-métrage, Marc Martin, que nous avions rencontré pour son précédent projet Les Tasses, revient pour partager avec nous ses rêves d’enfance, ses fantasmes et ses révoltes.

Fisheye : De quoi parle Mon CRS ?

Marc Martin : Mon CRS évoque l’amour, dans une société qui, très souvent, exclut. J’aimerais que ce film trouble les personnes les plus attachées à l’image du couple traditionnel. Moi, je rêve d’une réalité flottante, entre abstraction et figuration. Entre poésie et pornographie, je rêve toujours à l’amour. La haine n’a aucune place dans mon champ de vision. Je jouis de cette liberté-là. Je ne vise pas de reconnaissance institutionnelle, de statut universitaire, ni de partenariat avec une grande marque. Je ne rêve que de rester libre. Mon film est à l’image de cela.

Dirais-tu qu’il s’agit d’un film de photographe ?

Oui, et j’assume cela pleinement. Le film est imbibé de mes obsessions photographiques. La scène dans les toilettes du cabaret, par exemple : à l’origine, le personnage devait n’y faire qu’un passage furtif. Finalement, c’est là que tout bascule dans sa tête. Ce genre de lieu interlope est propice aux glissements de terrain…

Je ne me suis jamais senti à l’étroit dans la photographie : au contraire, il y a tout un imaginaire qui circule dans les images fixes. Y compris hors-champ, dans ce qu’elles cachent. Mais Mon CRS, qui est ma première véritable narration, n’est pas mon premier film. Jusqu’à présent, à la manière d’un anthropologue visuel, j’avais réalisé des vidéos où les acteurices n’en étaient pas : sans eux, pas de sujet. Avec ce court-métrage, je me suis fait plaisir en emmenant les comédien·nes et les technicien·nes dans ma propre fiction. L’œil de Félix Lepinne, le directeur photo, a recouvert mes images d’une couche de poésie. J’aime son imaginaire empli de couleurs embuées.

© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
Qu’as-tu voulu questionner ?

Je tente d’échapper aux stéréotypes en les manipulant : l’homme étant encore considéré par défaut comme un homme hétérosexuel, il y a matière à bousculer certains des repères associés à la virilité. Mon CRS s’articule autour du corps, un corps libre et propre à chacun·e. Comme une construction dans la déconstruction des schémas, jusqu’à la reconstruction de l’image de soi. Mes deux personnages se sont forgé·es une carapace afin de se protéger du monde extérieur : c’est ce que j’appelle « les corps dans le décor(p)s ». L’ultra masculinité de l’un s’entrechoque avec l’ultra féminité de l’autre, pour mieux s’enlacer à la fin. La séquence d’amorce où le personnage, taciturne, boxe dans le vide sur les toits prend toute sa force quand la scène finale, qui se déroule au même endroit, la convoque. Aérienne et lumineuse. L’uniforme et les paillettes se sont envolés. Ne reste plus que l’amour. Dans le coffret de Mon CRS, l’album se lit comme on feuillète un carnet de route, et le film ressemble à un jeu de pistes du bonheur.

Au sein même du cercle LGBTQIA+, les rites et les rôles figent et hiérarchisent. Désintoxiquer la norme est un plan ambitieux. Mon CRS sème de l’espoirDans la scène d’amour, c’est Othmane qui pilote et sort le personnage de Mathis – incarné par Mathis Chevalier, NDLR – de sa zone de confort. C’est Othmane qui le dévie de sa position de mâle dominant hétéronormé. La caméra, très proche des comédien·nes à ce moment-là, invite le ou la spectateurice dans leur lit. Je n’allais pas gommer la dimension charnelle de mon travail sous couvert d’un conte de fée. La frilosité face au sexe dans une société qui place le corps au milieu de tous les enjeux est un non-sens dangereux.

Le registre que tu explores avec ce film est romancé, mais déjoue tout un ensemble de clichés. As-tu voulu imaginer une sorte de conte cinématographique ?

Après avoir beaucoup travaillé sur le fétichisme, j’avais envie d’écrire un conte de fées. C’est mon côté fleur bleue. Je travaille beaucoup sur les apparences trompeuses. Les fétichistes sont de nature romanesque. Iels sont souvent de grand·es romantiques. Les tabous liés à leurs pratiques sexuelles les rendent encore plus attachant·es. Elles m’excitent, les personnes qui ont mauvaise réputation. En nos temps conformistes, l’antihéros a toute sa place dans mon univers. Sans lui, nous finirions tous·tes par mourir d’ennui. Il y a tant de manières de militer artistiquement pour abolir les frontières entre les êtres…

© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
Tu choisis de parler avant tout d’un être seul en lutte avec lui-même, plutôt que montrer la horde de CRS, leurs codes, leur attitude… 

Ce que j’ai désiré représenter, c’est un homme isolé dans son environnement machiste, et non pas le quotidien d’un policier. Si j’ai choisi Mathis Chevalier, triple champion de MMA, pour incarner ce rôle, c’est également pour ouvrir le champ de vision dans les sports de combat, où cette question est toujours problématique. Avec sa carrure d’athlète, il a accepté de jouer les héros queer pour faire bouger les lignes vis-à-vis du milieu homophobe dans lequel il a évolué. Et son rôle devient tactique. Mon CRS n’est donc pas un film destiné aux paresseux. Il y a un effort à faire pour décamper de certaines positions… Mais l’uniforme est prétexte. D’ailleurs mon personnage, lorsqu’il est en tenue, passe le plus clair de son temps à se dévêtir dans le vestiaire. Je trouve cela plutôt optimiste comme vision des forces de l’ordre.

Quelle était ton intention en maintenant la figure d’Othmane dans l’ombre par rapport au personnage principal ?

La silhouette d’Othmane est féline. Sa féminité naturelle, une énigme. J’ai voulu maintenir le doute autour de son identité de genre, surtout au début du film. Je voulais que les spectateurices découvrent par bribe le personnage, comme pour les confronter à leur potentiel désir. Je ne voulais pas d’emblée coller une étiquette LGBTQIA+ à cette histoire d’amour. Quand Othmane se prépare dans sa loge ou qu’iel chante sur la scène du cabaret, c’est l’artiste qui prend le dessus sur le genre, sur la couleur de peau, sur les préjugés de toutes sortes…
Le parcours personnel d’Othmane joue beaucoup aussi dans l’histoire. À l’adolescence, en raison de sa silhouette androgyne et de ses choix de vie, sa famille – une mère marocaine et un père algérien – coupe les ponts. Aujourd’hui, iel s’est affranchi et accepte indifféremment la qualification au masculin et au féminin. Sa force, iel la puise dans l’espoir que ses parents, un jour, soient fiers d’ellui et l’acceptent tel qu’iel est. 

Le personnage incarné par Mathis Chevalier parle de « lutter pour que l’enfance reste en soi ». Quel rapport à l’enfance et à l’âge adulte est-ce que tu voudrais défendre ?

« On en a tous·tes des rêves de gosses, plein, chacun les siens… » Le film débute ainsi parce que l’enfance est la genèse de tout. L’imager dans la voix fragile d’un homme robuste – physiquement – , marque le passage, souvent douloureux, de l’adolescence à l’âge adulte. Douloureux parce que cette transition implique de faire des choix. Le choix de se dévoiler ou de se voiler la face, mais on n’a pas d’autres choix que d’avancer. 

Enfant, la féminité était quelque chose que je chérissais chez moi. J’aimais les fleurs, leurs couleurs, leurs odeurs. Je passais des heures à les regarder, à les dessiner. J’assumais pleinement ne pas avoir envie de courir après un ballon de football comme tous les garçons de mon âge. C’est à l’adolescence que j’ai commencé à faire la guerre à mon corps fluet, et à réfuter mon allure efféminée. Aujourd’hui, en tant que photographe, ma vision de l’enfance colle à celle du train de nuit qui file dans le noir. Synonyme d’évasion, il a ce même potentiel de rêverie qui nous emmène ailleurs dans la vie. L’enfance est un jardin secret qu’il nous appartient à tout âge de continuer à cultiver. Jean Genet, un de mes auteurs fétiches, déclarait que l’acte de créer était nécessairement lié à l’enfance. Je lui rends hommage dans les bonus de Mon CRS, avec cette scène où Mathis, en marcel, très « cargo de nuit », s’entretient avec lui. Ils se parlent d’enfance, perdue ou retrouvée. En trame de fond, le grésillement d’un vieux disque vinyle a remplacé la musique qu’on y gravait, et leurs paroles convoquent le film Un Chant d’amour du poète disparu.

© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
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« Mon CRS » © Marc Martin
La musique et le chant ont une place de choix dans ton film. L’ensemble de la narration paraît presque comme un slam, et l’esthétique que tu y développes est proche du clip. Pourrais-tu m’en dire plus ?

Le film s’appuie sur une ancienne chanson humoristique d’Annie Cordy : « Moi j’aime un galonné des Compagnies Républicaines de Sécurité… » J’écoutais Mon CRS quand j’étais petit. Annie Cordy a toujours été considérée comme la rigolote de service, boudée par l’intelligentsia. Dans la bouche d’Othmane, ces mêmes paroles prennent aujourd’hui un sens politique. Elles prônent la tolérance. Je suis fier d’apporter ce nouveau point de vue. Mon CRS, revisité par Othmane, c’est un peu Mon Légionnaire dans la voix de Serge Gainsbourg. Quant au look d’Othmane, très diva dans le film, c’est un clin d’œil à la féminité d’Annie Cordy, à la jolie femme qu’elle était sous son habit de clown. 

© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
Est-ce que tu t’intéresses aux travaux d’autres artistes ?

J’aime les femmes photographes. Dans notre monde saturé d’images, elles portent un œil décomplexé sur les idées reçues. Elles ouvrent la voie, elles n’ont pas peur d’être ringardes. Artistiquement parlant, il n’y a rien de plus laid à mes yeux que d’être « tendance ». J’aime les femmes photographes quand elles osent la subversion. Moi qui photographie beaucoup les hommes, je m’identifie à leur vision féministe qui renverse les valeurs patriarcales. Récemment, grâce à la sélection Fisheye, j’ai découvert la photographie de Rafaëlle Lorgeril, ses baignoires et son carrelage, son faux sang et ses miroirs brisés. J’ai adoré. Le travail pluridisciplinaire d’Hélène Delprat, affreux parfois – c’est elle qui le dit bien sûr – , me plaît bien. Ses chaussettes trouées, son crase rasé, tout ça quoi.

Qu’est-ce qui t’inspire ?

L’héritage déprécié, mal vu ou peu valorisé, les territoires désaffectés et l’érotisme disqualifié sont des thématiques qui m’excitent bien. Il y a dans la subculture sexuelle des couleurs infinies à explorer. Mais je veille à ce que mes images ne soient pas trop mordantes, afin qu’elles gardent dans leur ambiguïté un contre-sens voulu. Je m’inspire aussi des zones d’ombres liées à l’intime. Poser à poil n’est pas se mettre à nu. La frustration, la timidité, la pudeur, l’absence et le manque sont très photogéniques. Surtout dans les scènes explicites. Des sous-vêtements lâchés en boule par terre peuvent signifier le plaisir hors cadre. Ils peuvent aussi pointer l’absence de celui ou celle qui les portait et qui n’est plus là.

© Marc Martin
« Mon CRS » © Marc Martin
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