Avec son dernier ouvrage, NADA, paru aux éditions Le Mulet, Marie Sordat livre une monographie déroutante et fantasmagorique. Elle entraîne le spectateur dans un dédale d’images qui construit son intériorité. Un rien rempli de tout ce que nous y projetons.
« Détruire, parfois, est l’achèvement de l’édifice ». Cette phrase de Gilles Lechantre, mise en exergue dans NADA, dernière monographie de Marie Sordat, résume bien le projet qui a donné naissance à ce livre. Une épigraphe mystérieuse qui habille un titre non moins énigmatique. « J’ai choisi cette phrase pour donner une piste possible de lecture, explique la photographe. Par rapport au titre, quand il n’y a plus rien, on ne peut alors que reconstruire. » Pourtant, ce livre-photo paru aux éditions Le Mulet est bien loin d’être vide. S’il n’y a pas beaucoup d’action en surface, c’est qu’il revient au spectateur de questionner son intériorité.
Sans le comparer au concept de destruction créatrice énoncé par l’économiste Joseph Schumpeter au siècle passé, le « rien » ici s’autonourrit. Nous pourrions trouver une forme de défaitisme à intituler un ouvrage ainsi : NADA. Il n’en est – justement – rien, même si Marie Sordat assume une certaine obscurité que vient renforcer le noir et blanc de ses photographies argentiques. « Choisir un titre, c’est toujours compliqué, reconnaît-elle. Je voulais un mot simple (à l’instar d’Empire, son précédent opus, NDLR). Il y a quelque chose de nihiliste dans le terme « NADA » qui correspondait à mon humeur et à l’ambiance générale pendant la crise sanitaire. Quelque chose de flottant, d’un peu triste. » Une plongée dans un univers onirique modelé à partir du monde.
Un imaginaire incertain
Au fil des pages de cet ouvrage très bien conçu, nous pénétrons un labyrinthe qui nous entraîne dans un imaginaire incertain. Mais ce dernier est-il celui de l’artiste ou le nôtre ? La photographe, issue du 7e art et professeure à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS), fameuse école belge, connaît la force des images à raconter. « Je suis venue à la photographie par le cinéma, se souvient Marie Sordat. J’ai maintenu l’objectif de garder le pouvoir narratif de chaque image ou par l’agencement de quelques-unes. Je veux conserver cet aspect fictionnel dans lequel on peut projeter une histoire. C’est pourquoi je ne laisse rien au hasard au moment de l’editing. » Ce processus, elle en convient, a été long et difficile, mais aussi primordial et fondateur.
Très vite, avec ses éditeurs, Mathieu Van Assche et Simon Vansteenwinckel, elle identifie quatre voies qui structureront l’ensemble. « Assez tôt, quatre humeurs principales se sont dégagées, ce qui a donné une direction, explique Marie Sordat. Il y a une partie qui relève de l’intime, avec un cadre serré ; une autre qui penche nettement vers la photographie de rue ; une section contrastée et enneigée ; enfin un volet plus contemplatif, dans la nature, presque désincarné et sans paysage urbain. Je voulais que le lecteur passe par plein de lieux non identifiés pour terminer dans des espaces plus apaisés. » Pour celle qui aime l’errance des voyages, se perdre est une invitation vers un ailleurs – qu’il soit réel ou fantasmé.
Une image n’est pas innocente
Si les clichés de Marie Sordat sont si puissants, ce n’est pas seulement dû à son talent technique évident. Pas plus qu’à ce que John Szarkowski, célèbre conservateur du MoMa de 1962 à 1991, appelle « l’œil du photographe ». Derrière la dureté des tons et du grain, une forme d’aura intrinsèque se révèle. C’est ce qu’elle veut transmettre à ses étudiants : « Dans un monde noyé d’images, je tente de leur apprendre à avoir un vrai point de vue sur ce qu’ils font. J’essaye qu’ils apprennent à bien distinguer ce qu’est une photographie, c’est-à-dire quelque chose qui est pensé, dans lequel on est impliqué. Une image n’est pas innocente. » Dans NADA, elles sont comme autant de photogrammes qui tisseraient une trame fictionnelle à géométrie variable.
Ces différents niveaux de lecture sont soulignés par le texte de David Martens qui clôt l’ouvrage. Dans ces lignes, il revient sur ces quelques mots écrits à son adresse par Marie Sordat : « Comme toujours, il y a le livre que l’on voulait faire, et le livre que l’on va faire ». Puis il questionne le spectateur avec malice : « Du livre qu’elle voulait faire, du livre qu’elle a fait, lequel aurez-vous lu ? » Il ne s’agit pas là d’un doute qui masquerait les intentions de Marie Sordat, mais plus d’une objectivation de récits autonomes. Et si NADA était une carte étrange où le lecteur serait invité à ne trouver que ce qu’il cherche…
NADA, Le Mulet Éditions, 35€, 112 pages.
© Marie Sordat